« La tristesse, c’est quand je me trouve séparé d’une puissance »

Par Alice Rivières8 décembre 2012

J’ai regardé deux chapitres de l’abécédaire de Deleuze : J comme joie, M comme maladie.

J. comme Joie. Spinoza : La joie c’est tout ce qui consiste à remplir une puissance. La tristesse, c’est quand je me trouve séparé d’une puissance, dont à tort ou à raison, je me croyais capable. En ce sens, toute tristesse est l’effet d’un pouvoir sur moi. Le pouvoir a pour effet d’interdire les effectuations de puissance. Les psychanalystes tiennent leur pouvoir des passions tristes qu’ils inspirent aux hommes (et là je pense : avec les médecins c’est souvent pareil).

Se réjouir, ce n’est pas être content de soi, c’est se réjouir d’être ce que l’on est, mais parfois, cette capacité d’être abrite quelque chose de trop puissant et alors, ça craque (il donne l’exemple de Van Gogh).

La joie ne dispense pas de la plainte, de l’élégie, qui est le corollaire de l’existence de cette chose trop grosse pour soi que l’on abrite. Le prophète se plaint tout le temps à Dieu d’être le destinataire de cette chose (et là je pense : c’est l’histoire de Jonas, de Moïse aussi). La joie est donc le corollaire d’une grande inquiétude : est-ce que je ne vais pas y laisser ma peau ?

Se plaindre, en réalité, c’est invoquer les puissances. Quand on se plaint de son grand âge, on invoque les puissances de la vieillesse.

Je me dis : la joie, faut pas l’attendre au détour d’une bonne nouvelle, ce n’est pas un affect réactionnel, c’est une disposition qu’on choisit de tenir délibérément pour réussir son pari.

M. comme Maladie. Claire Parnet fait remarquer que depuis 1968, Deleuze souffre d’une tuberculose. Grâce aux antibiotiques, ce n’est plus une maladie incurable, mais il a depuis ce temps (peut-être depuis toujours d’ailleurs) ce qu’il appelle une « petite santé ». Il dit de cet état de faiblesse qu’il est favorable, parce qu’il conduit à être à l’écoute non pas de ce qui se passe en soi, mais de la vie qui nous traverse, cette affaire qui est, là aussi, un petit peu trop grosse pour soi-même : on ne peut pas penser si on n’est pas dans un domaine qui excède un petit peu ses forces, c’est à dire qui nous rend fragile.

Je ne peux pas m’empêcher de compter sur mes doigts. Deleuze mort à 70 ans en 95, avait une petite quarantaine d’années quand il a commencé à être malade. Hier j’avais l’impression que je ne tiendrai pas longtemps, mais la lettre M-comme-maladie m’a remonté le moral. Je me suis dit : 70 ans, c’est long, si je tiens jusque là ce sera fabuleux. Ma mère a 68 ans, et elle se trouve dans ce moment d’elle-même que Deleuze trouve réjouissant : celui d’être tout court. Ça veut dire qu’il me reste encore environ trente ans. C’est immense. Ce qui me réconforte, ce n’est pas le temps pour lui-même, je n’ai pas peur de mourir avant d’avoir vécu, mais j’ai peur de ne pas arriver à faire ce que je dois faire. Ma tâche est un petit peu trop difficile pour moi, et j’ai peur de ne pas arriver à l’accomplir. Je ne parle pas du projet Ddd, qui est justement, dans les conditions actuelles en tous cas, une tâche très longue mais accessible. Je parle d’autre chose, d’autres textes que personne ne peut m’aider à écrire et qui poussent pour exister.

Ce que GD dit des médecins : ce n’est pas une question de personne, ils peuvent être très charmants, mais la manière dont ils manient leur pouvoir lui paraît odieuse. (Il parle même de haine). « Et puis ils sont trop incultes ». Alors la question de la maladie, posée par GD, devient : quel usage faire de la maladie pour, à travers elle, récupérer un peu de puissance ? La maladie n’est pas quelque chose qui donne le sentiment de la mort, c’est quelque chose qui aiguise au contraire le sentiment de la vie. À cet égard, les « grands vivants » (à distinguer des « bons vivants » qu’il exècre) sont des gens de petite santé.

(Cette nuit, j’ai beaucoup pensé au suicide de Gilles Deleuze. À ce geste qui a beau ne pas nous regarder, me regarde quand même, moi. Je veux dire, me regarde littéralement : je sens son regard peser sur moi et il me fait réfléchir, je n’y peux rien.

Tant que la souffrance et l’impuissance absolues ne rendent pas nécessaires de se suicider, la vie est une chose à vivre, et c’est une belle chose, un point c’est tout. En ce moment, j’en veux à l’espoir, je trouve que c’est une notion molle, dont les conditions d’existence nous échappent ou tiennent à cette affaire embarrassante de personnalité qui serait optimiste ou pessimiste. Je préfère substituer à la question de l’existence ou non de l’espoir, la fabrique d’un bon et robuste pari.)

Au sujet de l’espoir comme chose à fabriquer de toutes pièces, on peut lire la note correspondante.


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