Quand la Maladie de Huntington fait bégayer les disciplines

Par Alice Rivières26 décembre 2012

Je me demande comment les savoirs, les disciplines, effectuent leur partage de territoires quand il s’agit de maladies. Pour la MH, par exemple, il est clairement admis que ce sont les neurologues qui sont d’astreinte, et que les psychiatres peuvent participer mais que ce ne sont pas eux qui animent le cœur de la prise en charge. Je ne sais pas comment ça se dit, il doit y avoir une expression pour cela en médecine : est-ce que le fait que la MH relève de la « responsabilité » de la neurologie est-il stabilisé, ou est-ce que cela peut évoluer avec le temps et finir par se partager avec un autre secteur, la psychiatrie en l’occurrence ? Est-ce qu’on pourrait imaginer une répartition de la prise en charge 50/50 ?

*[MH]: Maladie de Huntington

Dans le cas de ma mère, le psychiatre (cabinet en ville) est en réalité le médecin qu’elle consulte le plus souvent, dans les moments durs jusqu’à deux fois par semaine. Ce sont des séances très brèves, d’un quart d’heure, et je crois bien qu’ils parlent, mais moins pour faire du soutien psy que pour évaluer ensemble l’état des choses. Le but recherché est de réaffiner constamment la prescription. Car les médicaments que prennent les huntingtoniens sont essentiellement des médicaments de la psychiatrie : neuroleptiques, anti-dépresseurs, anxiolytiques, parfois des régulateurs de l’humeur, voire même certains opiacés habituellement destinés à aider le sevrage des héroïnomanes pour tempérer la consommation d’alcool quand elle devient trop importante. Toute une petite pharmacie, comme dirait Philippe Pignarre, un bricolage (je le dis sans condescendance), qui relève du savoir-faire du psychiatre plus que de celui du neurologue – même si ce dernier sait le faire, sa consultation n’est pas forcément adaptée pour un suivi ultra rapproché du patient.

En fait, je me pose la question de la répartition neurologie/psychiatrie moins pour les médicaments que pour le sort que l’on fait aux pensées, à la matière psychologique si je puis dire, du huntingtonien[^1]. J’aimerais beaucoup discuter un jour de cela avec Katia Youssov : un même énoncé prononcé par un huntingtonien – mettons : « L’autre jour, j’ai eu envie de me foutre en l’air séance tenante » – à quoi engage-t-il selon qu’il est dit à un neurologue, ou qu’il est dit à un psychiatre ? Est-ce juste de considérer qu’il est instantanément transformé en un type de symptôme donné par le neurologue, et en type un tout petit peu différent de symptôme donné par le psychiatre ? Est-ce juste de dire que le neurologue s’en tiendra aux seuls signes, et que le psychiatre fouillera autour de ces signes, notamment à la recherche d’éléments déclencheurs, effectuant alors une lecture de ces signes tels qu’ils s’inscrivent dans une biographie, un contexte bien particuliers ? Bref : est-il juste de dire que chaque secteur fera de cet énoncé sa propre histoire, et du coup, composera sa propre version de la maladie de Huntington de son patient ?

Je n’ai pas pris un exemple anodin. En fait, je suis toujours frappée par le fait que lorsqu’il est question de suicide chez les huntingtoniens, l’interprétation qui en est faite est une interprétation neurologique (le passage à l’acte suicidaire découlerait surtout de la désinhibition qui est fréquente dans cette maladie) et pas psy (pour dire les choses vite). En tous cas, il n’est pas question d’enquête sur ces gestes et sur ces morts : « C’est la MH », disent les neurologues. Ce qui m’embête ici, c’est la manière prédéterminée, préconstruite des conclusions dont on recouvre certaines traces laissées par les personnes, et ce d’autant plus lorsqu’elles sont mortes. Il ne s’agit pas une seule fois d’évoquer, de questionner la profondeur et l’épaisseur de ces gestes et de ces vies. Non, aux yeux du neurogénéticien, le geste final signe à lui tout seul quelque chose « de louche ». Suicide, mort violente, alcoolisme… mmmmmhhh ça sent Huntington, Dr Watson !

Ce qui m’importe, ce n’est pas de contester un tel rapprochement. Faire du suicide un signe distinctif de cette maladie, pourquoi pas, mais encore une fois, il faudrait ralentir tout de même pour étayer les choses. Le suicide huntingtonien relève t-il de la neurologie (et alors je voudrais comprendre mieux le mécanisme : est-ce qu’un dérèglement de certaines fonctions inhibitrices peuvent conduire le huntingtonien à être moins farouche face à son projet suicidaire ? Est-ce que cela signifie que là où une personne normale aurait un bon coup de blues, le huntingtonien avalerait sa boîte de Stilnox sans réfléchir ?), ou de la psychiatrie (car, et cela semble aller de soi mais pourtant on n’en parle beaucoup moins, les personnes se retrouvent en proie au désespoir non pas parce qu’elles sont malades mais parce que la survenue de cette maladie dans une famille déclenche des catastrophes et des situations dramatiques).

Une réponse tranchée à ces questions est non seulement impossible mais finalement moins intéressante que tout ce tâtonnement disciplinaire et ses conséquences sur la prise en charge des malades. Ce qui m’importe, finalement, c’est de savoir si les praticiens sont conscients qu’ils tâtonnent ou si c’est un bricolage qui est complètement fait par défaut. Parce que je pense qu’on peut vraiment réussir de belles compositions en hybridisant les approches, à partir du moment où cela s’inscrit dans un dispositif ad hoc.

[^1]: Même si les médicaments sont un très gros sujet pour notre histoire, et qu’au fond, la répartition médicaments/pensée n’est sans doute pas très pertinente : à l’origine des deux, il y a aussi du diagnostic, et donc de la pensée.


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