Test présymptomatique et divination

Par Alice Rivières26 décembre 2012

J’ai commencé à lire le livre que Pier Georgio Lomascolo m’a offert et qui s’appelle Un devin m’a dit.

L’auteur, Tiziano Terzani, journaliste italien correspondant en Asie du Sud-Est pour la grande presse européenne, s’est vu annoncer, en 1976, à Hong Kong, par un devin chinois, qu’il mourrait s’il prenait l’avion pendant l’année 1993 – soit 17 ans plus tard. Dans la même divination, le vieux Chinois avait également « vu » très précisément un fait intime et marquant qui était arrivé à Terzani l’année précédente. Terzani, « rationaliste convaincu », hésite longuement. Doit-il prendre au sérieux ou non cette prophétie, lui qui, généralement, « ne croit pas en ces choses-là » ? Plusieurs éléments lui font prendre la décision de suivre la parole du devin. D’abord parce qu’il réalise bientôt que le fait d’y croire, « oui ou non », c’est mal poser la question, c’est mal honorer le problème contenu dans cette histoire, et que pour trouver la bonne manière de le poser, il faut ralentir, et justement, se déplacer. Il comprend alors que la parole du devin est une occasion d’apprendre des choses qu’il ne connaît pas à l’avance.

Pour commencer, c’est une occasion unique de rompre avec une certaine manière de vivre qui est la sienne depuis des dizaines d’années, constamment en train de voyager ou plutôt de survoler le monde de conflits en conflits (il est surtout correspondant de guerre). Et puis sans doute aussi, bien sûr, le trouble induit par la capacité du vieux Chinois à voir cet événement marquant qui avait eu lieu dans sa vie l’année précédente : s’il a vu ce qui précède, pourquoi ne serait-il pas capable de voir ce qui se trouve devant ? C’est ainsi que Terzani décide de ne pas voyager autrement que par voies de terre et de mer toute cette fameuse année 1993. Au moment où il décide de prendre au sérieux cette prophétie, il le fait non pas tant pour se protéger d’une mort en avion[^1], mais pour s’engager dans une aventure géographique et intellectuelle complètement inédite pour lui. Plutôt que d’y croire ou de ne pas y croire, il décide de considérer la prophétie comme une question au sujet de laquelle il consacrera un an de sa vie à rechercher la réponse. Se mettant littéralement à l’école du geste divinatoire dont il a fait l’objet, il commence, en même temps qu’il entreprend son voyage en Asie par les voies d’eau et de terre, une vaste enquête portant sur les pratiques traditionnelles de divination, qui sont si nombreuses, variées, et vivaces dans ces régions.

Et moi qui suis en train d’écrire le journal de Ddd, je suis une lectrice doublement attentive de ce livre, d’abord parce que je suis en ce moment à Singapour et que Terzani évoque beaucoup ce coin du monde, ensuite parce qu’il s’agit d’une rencontre du genre de celle que j’évoquais un peu plus haut : que faire d’une parole prophétique comme celle-ci, comment en être à la hauteur, comment la transformer en événement ? Terzani me répond : en s’avançant dans le voyage qu’elle te propose.

« Ce fut une décision splendide [celle de ne plus prendre ni avion, ni hélicoptère, ni planeur ni deltaplane pendant un an], et cette année 1993 a fini par devenir une des plus extraordinaires que j’ai vécues : j’aurais dû mourir et je suis né une deuxième fois. Ce qui ressemblait à une malédiction s’est révélé une véritable bénédiction. » (Terzani, p. 10).

Ici, petit détour Dingdingdonguien. La transformation d’une annonce, d’une malédiction, en « bénédiction », voire en élection, recouvre un retournement de perspectives considérable. Cela implique non seulement d’envisager ce qui se passe selon les perspectives du phénomène en question, comme dit Lapoujade en évoquant la méthode perspectiviste de Souriau (Lapoujade, in Debaise, p. 180), mais aussi, d’une certaine manière, de s’y convertir. Pour moi, le fait de basculer d’un mode de malédiction (tu es condamnée) en un mode d’élection (cela t’arrive pour que tu en fasses quelque chose) peut en effet se penser comme un processus de conversion dans son premier sens de mouvement circulaire, de bascule totale des références, autant que dans le sens théologique de conversion religieuse (j’espère parvenir à expliquer plus loin comment il s’agit toutefois ici d’une conversion à la maladie en tant qu’œuvre à faire).

En tous cas, décider simplement d’un tel basculement ne suffit pas. Il faut doter à cette décision les moyens existentiels et méthodologiques de suivre ce à quoi elle nous engage, dans son propre déploiement, dans toutes ses envergures, dont la plupart sont encore inconnues, parfois juste spéculées. C’est une première chose.

Ensuite, il me semble qu’au delà de la décision et de l’engagement, ce basculement de perspectives s’accomplit véritablement dans le long terme, non pas en soi, mais dans l’œuvre. La ténacité, la colère, la conviction, le combat politique et même la fidélité pour ceux qui, parmi nous, sont malades, n’y peuvent pas grand chose. Seule compte la force de l’œuvre en train de se faire, sa force propre. L’œuvre tire le phénomène par le tout devant, et non seulement elle est un appel constant, mais c’est elle qui imprime à tout le mouvement de conversion en cours, sa forme et son trajet – dans un processus que l’on pourrait appeler « d’édification mutuelle » (Souriau repris par Lapoujade, in Debaise, p. 192).

Lorsque l’on veut évoquer ce genre de phénomène de conversion, d’existence de l’œuvre en tant qu’être (Souriau parle même de monstre, de sphinx), tout en s’efforçant de ne pas le rabattre dans un mode qui ne serait pas le sien : en disant par exemple : Tout ça c’est de la belle résilience psychologique, ou encore de la croyance, voire de l’animisme (ou plus exactement de l’ « œuvrisme » ? Comment dire l’élévation de l’œuvre en cette espèce d’être quasi-transcendant ?), bref lorsque l’on veut saisir cet objet avec tout le respect ontologique qui lui est dû, alors on peut dire instaurer/instauration, pour décrire la manière dont un phénomène complexe, fragile, qui implique par exemple l’invisible, peut advenir. Suivant Souriau, il s’agit d’instaurer en même temps que d’être instauré par ce à quoi on est assigné, ici par Huntington, et par tout le dispositif d’exploration que cette maladie énigmatique implique de mettre en place. Le problème n’est alors plus de posséder cette maladie, le problème appartient à l’œuvre qui naît au moment de cette rencontre. Le problème n’est plus en moi, c’est désormais lui, le problème-de-l’œuvre-à-faire, qui me possède.

« Toutes les grandes œuvres prennent l’homme en entier, et l’homme n’est plus que le serviteur de l’œuvre, ce monstre à nourrir. Scientifiquement parlant, on peut parler d’un véritable parasitisme de l’œuvre par rapport à l’homme. » (Souriau cité par Lapoujade, in Debaise, p. 193-194 ; voir également Souriau, De l’œuvre à faire, PUF, 2009).

L’angoisse si particulière que j’ai « attrapée » le jour du test, est, en réalité celle de ce parasite évoqué par Souriau. C’est l’angoisse de l’œuvre elle-même qui doit résoudre l’énigme qui l’a fait naître et qui redoute, plus que tout au monde, de ne pas y arriver, parce qu’alors ce serait pire que la déchéance et la mort, ce serait l’anéantissement. Mais c’est aussi, bien sûr, ma propre angoisse de devoir basculer dans une existence dont les coordonnées fondamentales changent d’un seul coup :

« Tout processus d’instauration est essentiellement problématique, mais parce qu’est problématique le passage d’un mode à l’autre. » (Lapoujade, in Debaise, p. 194).

« Problématique », est un bien petit mot pour dire la redoutable difficulté de cette affaire ! Pendant des années, je me suis perdue dans les différents types de configuration d’être possible – le basculement d’un mode à l’autre est avant tout une bascule, avec ses mouvements de balancier… – avant de pouvoir véritablement avancer. Même si j’avais d’emblée entrevu qu’il fallait parvenir à considérer les choses de cette manière, j’ai d’abord énormément piétiné. J’ai fait des tentatives de rapprochement d’avec « mes pareils » qui m’ont énormément appris, mais qui m’ont en même temps tellement effrayée que je me retrouvais chaque fois paralysée à nouveau un long moment par la peur. Je basculais sans doute alors dans le mode précédent, celui où l’œuvre n’existait pas et où le problème était tout au fond de moi comme tombé au fond d’un puis, sans aucune prise possible. J’étais alors en train d’essayer de réunir des porteurs et des malades, mais je découvrais chaque fois avec stupeur que ces rencontres m’effrayaient (voir mon histoire de rencontre ratée avec Lucie). Je me suis mise à redouter ces expériences pour ce qu’elles pouvaient recouvrir et dont j’ignorais la nature : un choc, une reconnaissance, un contact. Comment créer un collectif si je ne parvenais pas à rencontrer mes pareils sans avoir peur ? J’étais bloquée. Le déclic n’a eu lieu que cinq ans plus tard lorsque j’ai réalisé, avec l’aide de Valérie (Pihet), que je pouvais commencer par constituer un groupe qui ne soit pas composé d’emblée de porteurs et de malades mais de personnes dont la première tâche serait précisément d’apprendre à chercher et à réunir les porteurs, les malades et tous ceux qui se sentent concernés par la maladie de Huntington, avec toute l’invention, la délicatesse et la protection nécessaire.

Terzani me donne envie de considérer tous les personnages qui composent cette histoire de Ddd comme des héros, à commencer par la pythie elle-même. Ce pourrait d’ailleurs être très beau et intéressant pour Ddd, de faire le portrait d’un devin d’ici. Pour instruire de manière pragmatique l’une des questions Dddienne qui porte sur la prophétie médicale. Si je veux espérer être en mesure de faire un jour le portrait de l’un ou l’autre des généticiens qui sont les devins de personnes comme moi, il faut que je m’exerce. De plus, ce pourrait être passionnant non pas tant de comparer les différentes manières divinatoires, mais de les faire co-exister, afin d’affiner la méthodologie d’enquête et d’approche de cet objet si complexe à saisir qu’est la prophétie.

Terzani semble frôler constamment cette clé sans la trouver dans son livre Un devin m’a dit : ce n’est pas la divination qui serait vraie ou fausse, rationnelle ou irrationnelle, c’est le dispositif de recherche qu’il a mis en place à partir de la divination qu’on lui a faite qui importe, parce qu’il déclenche des effets sur sa vie tels qu’elle s’en trouve complètement métamorphosée.

[^1]: En tous cas pas seulement ! Il nous apprend en effet à la fin de son introduction que s’il n’avait pas suivi la prophétie, il serait mort : « Le 20 mars 1993 un hélicoptère des Nations Unies s’est écrasé au Cambodge avec quinze journalistes à bord. Parmi eux, il y avait le collègue allemand qui avait pris ma place. » (Terzani, p. 18).


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