Whitehead et la philosophie spéculative

Par Alice Rivières5 décembre 2012

Je reprends ici, en vrac, quelques passages des deux séminaires que Didier Debaise[^1] a donnés à SPEAP sur Whitehead et la philosophie spéculative.

Séminaire de 2010

Le concept de spéculatif, la philosophie spéculative : ça ne va pas du tout de soi. Quand Whitehead en 1929 dit qu’il écrit un traité (Procès et réalité – essai de cosmologie) de philosophie spéculative ça créé la stupéfaction. Car Kant en avait fait quelque chose de complètement abstrait et détaché de la sensibilité, donc d’un petit peu péjoratif.

Pour Whitehead, une pensée spéculative part du postulat que des propositions sur la nature sont possibles. On peut construire des abstractions, des outils théoriques, indépendamment d’un sujet qui en fait effectivement l’expérience.

Qu’est-ce que c’est qu’une proposition ? Il faut prendre le terme littéralement : quelque chose qu’on pose au-delà de l’événement qui nous est donné. Whitehead : « une proposition, c’est un appât pour des sentirs », un leurre. Quelque chose qui est comme un piège mais aussi un leurre. C’est un artifice visant à capturer. Que ce soit un théoricien, un politicien, un artiste qui fait une proposition, il est en train de tenter d’appâter. Ensuite tout dépend des registres de narration. On pourrait faire une typologie des propositions par les manières dont elles appâtent.

Appâter des sentirs, des « feelings » : à la fois la sensation, un état d’esprit, ainsi que l’action de sentir quelque chose.

Une proposition, c’est donc quelque chose de magnétique, comme un aimant, qui attire. Les propositions comme des attracteurs d’expériences.

Une proposition ce n’est pas une utopie, c’est un possible situé.

Spéculatif ça ouvre, et spéculation ça ferme. Isabelle Stengers/Didier Debaise opposent l’imaginaire au spéculatif : les propositions spéculatives sont une prise en compte de l’insistance des possibles ; il ne s’agit donc pas d’inventer des histoires.

Tout événement est marqué par un mode propre de sentir. Un sentir pour W est un mode de capture de son environnement qui exprime tout l’univers antécédent (cosmologie). Un sentir c’est donc une manière d’être affecté.

Whitehead : « Dans chaque événement, l’univers conspire. »

Chaque événement a une subjectivité propre, une manière propre d’être en relation.

Séminaire de 2012

La spéculation. Etymologiquement, le speculari, c’est le miroir dans l’image ou l’image dans le miroir. Ainsi, originellement, spéculer c’est observer et mettre en place des instruments relatifs à cette observation, à cette vision. Or, les philosophes dits spéculatifs semblent avoir horreur de la vision, préférant être « dans les idées pures ».

Autre étymologie : dans l’empire romain, speculari, c’est le guet, la sentinelle, c’est même devenu l’éclaireur ou l’espion. Le speculari, dans ce sens là, n’est pas celui qui observe directement, c’est celui qui cherche des signes de la présence de quelque chose qui n’est pas déjà là.

(D’où : la neurologie est une science hautement spéculative !)

Tendre son attention par les signes vers quelque chose de possible. La philosophie spéculative s’intéresse plus aux questions de possibilités que d’observation.

Whitehead, au début de Procès et réalité :

« Mise à part l’expérience des sujets, il n’y a rien, rien, rien, rien que le rien. »

Didier commente : cela veut dire qu’il n’y a que du sujet. Ça ne veut pas dire non plus : à part une expérience subjective il n’y aurait rien, car si c’était le cas, Whitehead aurait utilisé le singulier : à part l’expérience du sujet.

Méthodologiquement, pour Whitehead, toute expérience nécessite une construction : ce n’est pas suivre un flux d’expérience (empirisme). Si je veux décrire quelque chose il faut d’abord que je construise quelque chose qui n’a presque rien en commun au niveau des qualités de ce que je veux décrire. James au contraire va utiliser des moyens ressemblants à ce qu’il veut décrire. Avec Whitehead, il y a une mise à distance permanente. Bruno Latour : d’où la beauté du style de James (contrairement à celui de Whitehead !). La méthode, ça a rapport avec le style.

C’est la différence entre un empirisme radical et un empirisme spéculatif : les pathos/tonalités sont différents. L’évidence, l’abord de l’évidence passe par une déconstruction de cette évidence.

Whitehead utilise le terme de « feeling ». Le terme feeling est assez technique malgré les apparences. Les français l’ont traduit par « le sentir ». Le sentir c’est 1) ce que nous sentons ; 2) la tonalité affective par laquelle nous le sentons. C’est à la fois la sensation et le sentiment de quelque chose : I have the feeling that something is going to happen. Whitehead va aller très loin puisqu’il va dire : la méduse avance et recule, elle prouve ainsi qu’elle a un rapport causal avec le monde qui l’entoure. La plante aussi etc. Mais le sentir ce n’est pas du tout lié à la conscience.

Qu’est ce qu’un sentir ? Quand on dit qu’un animal sent un danger. Son monde, en une fois, a pris une tonalité particulière qui est celle du danger. Son sentir est devenu une dangerosité : chaque percept a cette tonalité particulière. À ce moment-là il intègre les parties de son milieu. Le sentir pour Whitehead c’est un phénomène de capture et d’intégration des éléments du milieu. La proposition de Whitehead est cosmologique : ce que l’animal intègre, c’est la totalité du monde, le monde en totalité mais seulement une perspective. Dans chaque sentir, c’est la totalité du monde qui est sentie sous une tonalité particulière.

Chez Whitehead, l’empirisme implique qu’il n’y ait pas d’anticipation : pour savoir le sens d’un acte, il faut en poser un deuxième.

Pour terminer la séance (que je viens de réduire/transcrire avec une légèreté éhontée…), Didier Debaise raconte que la Narration spéculative vient d’une note de bas de page dans un catalogue écrit (sur ou par) Donna Haraway, à propos d’une exposition que personne n’a vue… À mon avis, c’est bien ce à quoi ça ressemble : un indice pour un grand jeu de pistes.

La narration spéculative, c’est déployer un ordre imaginatif, un saut imaginatif, une expérimentation imaginative, non pas pour les expliquer mais pour ajouter des choses (les possibles, pas les probables).

À reprendre au moment du travail dingdingdonguien sur les notions neurologiques :

Une mauvaise abstraction c’est quelque chose qui a cru qu’il était une description du réel ; qui a pris très au sérieux sa réification. Cela arrive quand on confond nos outils avec l’expérience qu’on est sensé interpréter.

« Dans chaque événement, l’univers conspire. »

Un petit peu plus tard, Didier me livre quelques clés sur cette formule dont l’étrange beauté me hante :

« …à l’origine, la phrase est de Leibniz mais il n’utilise pas la notion d’événement. Si je ne me trompe, mais c’est de mémoire, il dit que dans toute monade l’univers conspire. L’idée de Leibniz est que les séries d’expression de la monade, passées, présentes et futurs, sont intérieures à celles-ci. A la différence de Leibniz, Whitehead pose que seuls les événements passés conspirent dans l’événement contemporain. Nous n’avons rien d’autre dans un événement que ce qui lui vient de son passé. Pour reprendre un exemple de Leibniz : dans la monade de César, il y a tout le monde antérieur, il y a l’inquiétude de Pompée, et il y a tous les événements ultérieurs. Pour Whitehead, on devrait sans doute dire qu’il y a tous les événements passés, mais en aucun cas l’inquiétude de Pompée, qui lui est contemporaine, ni les événements ultérieurs.

[^1]: Didier Debaise est philosophe, professeur à l’Université Libre de Bruxelles, et membre de Ddd.


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