Julie

9 juillet 2013

Depuis quelques mois, entre Julie et moi, s’est engagée une correspondance douce, presque tranquille, mais très puissante pour nous deux, sur la façon dont on peut faire désobéir une annonce qui en un seul instant nous tord à tout jamais.

Ça se passe en Belgique dans les années 80, et ça raconte l’histoire d’une femme qui a appris qu’elle portait une maladie qui n’était pas celle de Huntington : le Sida.

C’est un petit feuilleton qui commence ici, entre les paroles d’une aînée et celles d’une débutante, toutes les deux réunies par l’expérience d’une malédiction dont elles s’efforcent, chacune à leur manière, de faire une initiation aux puissances de composition qu’elles ignoraient contenir.

Alice R., le 26 avril 2013.

Le cœur palpitant de tout un nouvel agencement

Chère Alice, ce sont les mots exacts qui conviennent à introduire, pour le relater, ce ciel qui m’est tombé sur la tête, un soir d’été, le dimanche 14 juillet 1985. Il est venu sans avoir été annoncé, c’était un homme d’une cinquantaine d’années, qui avait un visage triste et une allure un peu gauche et timide. J’étais sur le pas de ma porte car je venais de rappeler l’heure prochaine du repas à mes fils âgés de six ans qui jouaient dans la plaine de jeux toute proche. Il m’accosta poliment :

Madame D. habite-t-elle bien ici ?

C’est moi, répondis-je.

Puis-je entrer ? Je suis le docteur T., médecin chercheur à l’Institut de Médecine Tropicale d’Anvers et j’ai des choses importantes et confidentielles à vous communiquer, en privé.

Je le fis entrer dans le salon. C’était un salon africain, le sol était jonché de plusieurs matelas recouverts de coussins et tissus aux couleurs vives, aux dessins variés qui racontent des histoires du pays de mon compagnon d’alors, un danseur merveilleux venu du Sénégal. Il ne voulut pas s’asseoir comme je l’y invitai et me parla debout, d’une voix feutrée et très vite, pas assez pourtant pour qu’un seul de ses mots ne se grave dans ma mémoire à tout jamais :

Nous avons une liste de personnes que nous devons informer d’un risque de contamination par une maladie tout à fait nouvelle et dont on ne connaît encore presque rien mais que nous étudions, avec l’équipe du Centre où je travaille. Votre nom figure sur cette liste d’une douzaine de personnes qui ont eu des contacts sexuels au cours de ces dernières années avec une personne atteinte de cette maladie, qu’on appelle syndrome d’immunodéficience acquise, le SIDA. Cette personne a été mise en quarantaine dans notre institution et doit rester anonyme, pour les besoins de l’enquête et de la recherche. Il s’agit d’une maladie grave, mortelle, pour laquelle nous n’avons aucun traitement et qui pourrait se transformer en épidémie. Ainsi, je suis mandaté pour vous demander d’accepter de vous soumettre à un prélèvement sanguin, par mes soins, de façon absolument discrète et sous le sceau du secret professionnel. Si la première prise de sang que je vous ferai dans votre ville pour ne pas trop vous déranger, s’avère positive, il faudra ensuite faire plusieurs prises de sang qui seront également analysées par l’institut Pasteur à Bruxelles.

Je ne peux pas savoir qui m’aurait contaminée ?

Non et vous devez savoir que si le premier test que nous pratiquerons au plus tôt se révèle positif, il faudra informer tout partenaire sexuel d’un risque de contamination et utiliser dès à présents, par précaution, des condoms. Demain matin 8 h30, 59 rue de Namur, au Centre Médical du Ministère des Affaires étrangères, cela vous va ?

J’acquiesçai.

Vous devez être à jeun, ajouta-t-il en se dirigeant vers la sortie. Puis, se retournant sur le pas de la porte :

Vous avez plusieurs partenaires sexuels ?

Non, un seul qui habite ici.

Prévenez-le et dites-lui que nous souhaiterions prélever son sang également. Nous comptons sur vous…

Je reçus le résultat par téléphone, J’étais porteuse du VIH, pas malade mais porteuse, précisait le Docteur T.

Il n’y a pas de médicaments… ?

Non aucun. Seul le test du diagnostic est plus ou moins au point. Il faut prendre ceci très au sérieux, on sait que des personnes en meurent, le système immunitaire détruit par le virus… On peut en mourir vite ou vivre porteur un certain temps avant de déclencher la maladie, dix ans tout au plus…

Mon sang ne fit qu’un tour et j’optai illico pour la troisième possibilité : j’avais droit à dix ans au moins, et ça, c’était certain. Bien mal m’en prit car la maladie allait me foudroyer dix ans plus tard, exactement !

Un premier test puis un second qui confirma le premier. Les prises de sang se suivaient selon un rituel particulier : toujours au Ministère, dans une salle vide juste avant ou après les horaires de travail pratiqués dans ce lieu, il enfilait soigneusement des gants de caoutchouc, me demandait d’ôter le haut de mes vêtements et, avant de poser l’aiguille dans ma veine, me palpait les ganglions des aisselles et du cou. Ensuite il emportait les flacons de sang emballés dans du papier aluminium, dans sa mallette de cuir.

Un jour, il m’en demanda plus, plus de sang pour la Recherche, car il n’y avait alors que treize personnes recensées en Belgique susceptibles de contribuer par ce don à l’avancée de la recherche dans la connaissance de ce mal inconnu et, j’acceptai, bien entendu.

Nous allâmes ensemble porter mes contributions sanguines à l’Institut Pasteur, derrière la place du Luxembourg. Ce jour-là, dans le bus plein à craquer, je tenais, à sa demande, le paquet argenté le plus haut possible au-dessus des gens, comme une épée de Damoclès pointant leur tête autant que la mienne, tendue de tout mon être à garantir qu’il ne se brise ou n’explose au moindre choc et que ne soit, tout ce monde en une seule fois, éclaboussé de mon sang dangereux ! Je faillis défaillir de chaleur et de peur mais le précieux colis arriva à bon port au staff de l’Institut Pasteur sans contaminer la ville entière ! Il s’en était fallu de peu !

Ce stress ne m’a plus jamais quittée depuis et a transformé ma vie.

Le diagnostic de séropositivité HIV est la révélation de l’existence prétendument ineffaçable de ce petit virus minuscule, cet intrus, ce danger de mort gravé dans le sang et l’intimité la plus profonde. Ce ne sont que de simples paroles surgies sans crier gare de l’univers de la Médecine scientifique, déjà installée comme une divinité dans mon cœur, mon corps et ma raison depuis mon plus jeune âge. Elles opérèrent comme une version mortifère de l’annonce faite à Marie par l’ange Gabriel et me propulsèrent à l’aube d’un renouveau incontournable.

En ce temps-là, un grand malheur s’était abattu sur notre maison et notre famille où, jusqu’à la génération de mes grands-parents, « Dieu éprouve ceux qu’Il aime » et j’allais, en dépit de toutes mes rébellions et convictions rationnelles, devoir me montrer à la hauteur de cette affection !

Julie, avril 2013.

Bruxelles, le 7 juillet 2013.

En vérité, si j’ai écrit avoir été foudroyée par la maladie, dix ans exactement après le diagnostic de contamination HIV assorti du pronostic d’une espérance de cette durée maximale de vie, c’est que je suis alors littéralement passée du stade « porteur » au stade « malade » du sida, en 1995, selon les termes de sa description nosographique : une charge virale hyper élevée de virus dans le sang et un effondrement des lymphocytes T4 et T8 presque complet, un amaigrissement considérable et une fatigue infinie…

Durant ces dix années sans traitement médicamenteux issu du savoir médical scientifique officiel, j’avais bien voyagé et tout essayé dans ces ailleurs de la médecine que sont les multiples univers des médecines parallèles qui, tout en ne prétendant pas nécessairement guérir le sida, expérimentaient des produits sur mon mal, parfois au plus haut prix mais aussi, pour certains qui ont toute ma gratitude, presque gratuitement avec une dévotion infinie pour le culte de la vie, la recherche systématique de tous ses remèdes et bienfaits et l’invitation à s’en nourrir, s’en fortifier pour mieux combattre et j’ai appris, à mes risques et périls, durant ces voyages interdits dans ces univers où les chercheurs étaient parfois condamnés, voire emprisonnés, par les lois de ma société et son Ordre des médecins (Solomidès, Beljansky…) que ce n’était pas sans raison que l’on m’avait intimé fermement le port d’un masque pour affronter pareille initiation et ses dangers.

Ce masque faisait partie de la possibilité même de rester vivante parmi les autres, les non contaminés, et il devait faire l’objet d’une création car, contrairement aux masques portés lors des fêtes folkloriques comme celui des Gilles de Binche en Belgique et ceux de Venise en Italie ou même ceux destinés à maintenir l’ordre du village à la pénombre du jour chez les Gouros de Côte d’Ivoire ou lors de cérémonies sacrées, le masque ne serait pas occasionnel, extérieur et figé mais quotidien et en permanente composition : il devait comprendre, réagir et convenir à la multiplicité des ordres des mondes, les respecter et y mouler mon être nouveau tandis qu’en retour il allait me protéger et me transformer. Cet être nouveau devait passer de la modalité d’être en transparence telle qu’elle avait été conçue et concoctée dans mon enfance catholique mystique en sus de l’ambiance scientifique et rationaliste propre à ma société à celui de la dissimulation éclairée par de multiples prospections du monde aux fins d’y survivre, vivre et contribuer in fine.

La force et la discipline du porteur de masque est celle du danseur.

Le simplisme du « levez les masques » des traditions religieuses, thérapeutiques et philosophiques qui m’avaient fabriquée, imbibée et construite, avait fait son temps et je dus accepter de complexifier mon mode d’être au monde pour y persister.

Une chose est claire pour moi aujourd’hui, c’est qu’il y a un rapport de type inductif néfaste entre la révélation d’un diagnostic mortifère et sa réalisation, en particulier lorsqu’il s’agit de maladies dites incurables et le corollaire de cette constatation – pour en formuler les limites et les contrecarrer – s’adresse autant aux médecins et chercheurs qu’aux nouveaux diagnostiqués : Il y a toujours lieu de s’intéresser aux remèdes potentiels encore inconnus car si la science procède par raisonnement statistique sur l’étude des malades et des porteurs identifiés, elle ignore tout des porteurs et des malades non identifiés et des ressources inhérentes à ceux-ci.

J’ai eu la grande chance de recevoir des paroles antidotes très vite après l’absorption des paroles empoisonnées. Elles surgirent d’un univers absolument étranger à mes origines par la bouche d’un grand guérisseur peul, Thierno Sadou Ba, que je reçus lui aussi à mon domicile : « Chez nous, en Afrique, ce mal existe depuis longtemps déjà et certains vivent toute une vie avec lui tandis que d’autres en meurent vite. Les Blancs viennent de découvrir cet invisible avec leurs appareils et la révélation de cette vision tuera plus de monde que le mal lui-même, par la peur qu’elle déclenche…. ».


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