Mutando
Mutando : les origines
Conférence inaugurale d’Alice Rivières dans le cadre de sa résidence d’écrivain à Khiasma, Les Lilas (93), le 22 juin 2015.
Je me propose de dire les métamorphoses des formes en des corps nouveaux ; ô dieux (car ces métamorphoses sont aussi votre ouvrage), secondez mon entreprise de votre souffle et conduisez sans interruption ce poème depuis les plus lointaines origines du monde jusqu’à mon temps. Ovide
Chapitre 1.
Je m’appelle Alice Rivières. Je suis une mutante. Il n’y a rien de très exceptionnel à cela. Au niveau strictement génétique, nous sommes tous des mutants. L’évolution des espèces, quelles qu’elles soient, s’est réalisée par mutations interposées. Mais la mutation qu’implique la maladie de Huntington nous rend vraiment très différents de nos congénères. On naît comme des humains normaux, on grandit comme tels pendant de longues années, choisissant un métier, faisant des rencontres, parfois des enfants, et puis, au bout d’un moment, la plupart du temps au beau milieu de nos vies d’adultes, entre 30 et 50 ans, on commence à changer. On n’arrive plus à penser à plusieurs choses en même temps ce qui est considérablement invalidant. On a de plus en plus de problèmes d’équilibre, et puis on se met à bouger tout seul, des mouvements bizarres, incongrus, comme si certains membres de notre corps prenaient des détours pour arriver à leurs fins. Pour saisir une tasse de café, notre main fait des boucles dans l’air. Notre tête se rejette violemment vers l’arrière ou le côté, ainsi que notre buste et nos jambes. Nos regards ont du mal à fixer les choses, eux aussi font des détours. Nos sourires sont tout tordus – et parfois nous n’arrivons même pas à sourire, même si nous en avons envie. Souvent on se met à maigrir, d’abord parce que manger devient compliqué (surtout qu’on se met à beaucoup avaler de travers), mais aussi parce que tous ces mouvements équivalent à un marathon qu’on courrait sur place chaque semaine, en tous cas pour les plus gigoteurs d’entre nous. Parler devient de plus en plus difficile, tandis que notre pensée ralentit au point de prendre une lenteur paranormale. Nos humeurs se mettent aussi à remuer de manière très déroutante, nous sommes tour à tour amorphes, agités, en colère, présents au monde de manière intermittente, dans une sorte de décalage horaire perpétuel vis-à-vis de ce qui nous entoure. On finit dans nos lits, entourés d’une armada de soignants pour les plus équipés. Et chemin faisant, tout ce dans quoi on se trouvait à ce moment-là, tout ce qu’on avait bâti après tant de labeur, se trouve progressivement inadapté à ce qu’on est en train de devenir.
En octobre 2027, je notais ceci dans mon journal :
« Il y a longtemps, je me suis donné comme tâche de raconter ma métamorphose au fur et à mesure. J’étais naïve : je pensais qu’une métamorphose ça peut se raconter depuis le milieu, chemin faisant. C’était avant de comprendre que les chenilles deviennent de la boue d’elles-mêmes dans le cocon qui les transformera en papillon. Comment parler depuis la boue, et surtout pour dire quoi ? La dislocation, ça ne m’a finalement pas intéressée de raconter ça. En plus, ce n’est pas innocent de raconter la boue de soi-même, c’est dangereux comme de recréer artificiellement le siphon qui existe pour vous engloutir. Je n’ai pas besoin de ça. »Je suis un personnage de fiction. Je suis apparue en 2008 dans un roman intitulé Réveiller l’aurore, qui raconte comment j’ai appris que je suis atteinte de la Maladie de Huntington, une maladie héréditaire et dégénérative causée par une mutation génétique. Bien que mes symptômes ne soient pas encore visibles à l’œil nu, le test génétique que j’ai passé est formel : cette maladie va se déployer dans les prochaines années et il n’y a rien que je puisse faire contre ça puisqu’elle est incurable.
Notre mutation se transmet d’un parent à son enfant, sans sauter de génération, avec chaque fois 50% de probabilité. Ma mère l’a eue avant moi, elle l’a attrapée de son père, qui l’a attrapée de sa mère. Des familles entières se retrouvent ainsi touchées par Huntington, qui semble creuser sa propre lignée, comme une étrange loterie : ceux qui en sont, ceux qui n’en sont pas. Les familles explosent souvent sous la pression ésotérique de cette démarcation. Comme si elles ne parvenaient pas à contenir tant d’altérité en leur sein. C’est plus compliqué que ça, c’est si complexe, les effets de Huntington sur une famille. Ça demanderait un énorme développement, ou plutôt : une histoire, une histoire bourrée à craquer de détails pour commencer à mesurer tous les enchevêtrements de cette affaire…
Ici je vais vous glisser un secret : J’ai la chance d’avoir deux grandes sœurs. Nous formons un noyau robuste qui me protège où que j’aille. Cette maladie a changé bien des choses dans nos vies, mettant à rude épreuve notre famille, mais ce Nous-trois continue de se dresser comme un phare à l’horizon, fier et tendre, inconditionnel, bien plus savant, rusé et confiant que nos peurs.
Chapitre 2
Alors voici ce qu’on raconte sur les gens comme moi :
« Quand il a atteint un stade avancé, le malade éprouve les symptômes d’Alzheimer, de la Sclérose Latérale Amyotrophique et de la schizophrénie tout en même temps. »
« Ceux dont la famille est touchée par Huntington peuvent être testés pour savoir s’ils ont hérité du gène. »
« S’ils ont le gène… »
« C’est une sentence de mort génétique. »Ces images sont extraites de Do you want to know ? un documentaire datant de 2012 qui reste à ce jour le film de vulgarisation le plus célèbre sur cette maladie – faisant même référence dans les colloques médicaux internationaux. Comme toutes les personnes dans mon cas, j’ai longtemps été envoûtée par ce genre d’images et de messages, aujourd’hui encore majoritaires, qui génèrent des effets ultra puissants dont le premier est de réduire le destin des gens comme moi à une seule version, absolument épouvantable, de cette histoire.
D’autant que la seule consolation avancée dans notre cas par la communauté médicale, « il faut garder espoir car un médicament finira bien par être inventé », n’a jamais eu aucun effet sur moi. Placer tout son espoir dans le même panier de cette virtualité extrêmement lointaine-là n’arrange pas du tout mes affaires, qui se déroulent maintenant et pas seulement plus tard ou après ma mort. Si bien qu’après avoir passé le test, mon problème était (et reste toujours d’ailleurs) le suivant : comment parvenir à survivre à ce genre de vision mortifère qui, tel une espèce de boa constrictor, asphyxie notre atmosphère, nous étouffe par enserrement progressif quoi qu’on fasse ?
Il se trouve que j’étais écrivain – enfin il serait plus juste de dire que j’étais un écrivain en devenir. J’écrivais depuis longtemps, et si je n’avais à ce moment-là pas encore trouvé mon gisement singulier, ma voix, mon truc, j’étais suffisamment écrivain pour que cette histoire me mette au travail par l’écriture. Et c’est en écrivant que j’ai trouvé mon échappée !
Mon personnage est né du besoin vital, car il en allait de vie ou de mort, de me fabriquer une version différente des versions majoritaires et soi-disant objectives et indiscutables de Huntington. Par exemple au sujet de cette histoire de sentence de mort génétique… une fois que l’on est désenvoûté, que l’on n’est plus possédé par l’effroi que cette phrase a pour objectif de susciter, on peut déjà remarquer deux choses :
Premièrement : il s’agit de métaphores… autrement dit, de fictions (le texte et l’image) !
Deuxièmement : le fait que ce soit de la fiction n’est pas un problème en soi, au contraire ! Le problème, c’est que la qualité de la métaphore ici cloche profondément : car qu’est-ce qu’une mort génétique ? Est-ce que la vie est génétique ? N’est-on pas tous des mourants génétiquement programmés de toutes façons ?
Le fait de commencer à considérer ainsi ce genre de messages au sujet de Huntington m’a permis de comprendre qu’ils procèdent soit d’une volonté de fabriquer du tragique à tout prix, soit d’un défaut d’imagination et de créativité : d’un arrêt de la pensée.
Bon… une fois encore, c’est plus compliqué que ça. Il y a parmi les huntingtoniens des personnes hantées par cette maladie, parce qu’elles ont vu leurs proches malades devenir désincarnés, gesticulants, hagards et fous furieux au point de tout faire exploser autour d’eux, de mettre le feu à leur maison trois fois d’affilée ou de vouloir mourir… Ces souvenirs restent ainsi, figés, incompréhensibles et terrorisants tant qu’on n’entreprend pas de commercer avec eux. Mais je crois que, exactement comme ce qui se passe avec les fantômes, il est possible d’initier avec ces réminiscences des relations, à nouveaux frais, pour comprendre ce qu’elles ont voulu nous dire et que nous n’avons pas encore su entendre.Et si, dans le documentaire Do you want to know, la séquence juste après celle de la sentence de mort génétique était la suivante :
Je ne sais pas pour vous, mais moi je respire à nouveau. Je ris, ce qui est, compte tenu des circonstances, la moindre des choses. La pensée s’ébranle, se faufile à la vitesse de l’éclair vers une infinité de versions possibles, qui permettent d’appréhender des problèmes qui ne sont pas plus détachés des huntingtoniens que ce que la version antérieure nous proposait. La première version nous frappe de stupeur, nous immobilise, tandis que celle-ci, en nous incitant à réfléchir en termes de communauté de mutants menacés d’extinction, nous met en mouvement. Il ne s’agit pas d’enjoliver les choses. Ni de se retenir de pleurer, de gémir, de se plaindre face aux situations Huntington. Il s’agit de rester soigneusement attentifs, voire carrément vigilants, aux effets que les messages, autrement dit les histoires qui sont créées à ce sujet génèrent tant sur nous autres que sur le monde : qu’est-ce qui nous renforce et qu’est-ce qui nous déforce ?
La fiction était donc le seul moyen à ma portée pour me défaire de l’emprise du boa constrictor et pour commencer à m’arranger un devenir habitable tout en garantissant ma sécurité grâce à la clandestinité que m’offre le statut de personnage (car encore aujourd’hui, vivre huntingtonien, c’est nécessairement vivre planqué pour ne pas se retrouver avec des difficultés socio-économiques en prime sur les bras).
Je me suis alors lancée dans une espèce d’entreprise autobiographique qui m’a conduite à écrire et à publier des textes où je pouvais évoluer et expérimenter certaines choses inaccessibles autrement.
Chapitre 3 : le « bon » problème
Mais c’était loin d’être suffisant.
Il fallait aussi trouver les moyens d’entraîner le monde dans cette fiction car il ne s’agissait pas juste d’accommoder le devenir de ma petite personne pour qu’il soit plus attrayant, il fallait aussi travailler à changer la chose dont il est question : la maladie de Huntington elle-même qui, à partir du moment où j’ai commencé à vaincre ma peur panique, mon dégoût, et pu l’observer de plus près, s’est avérée pleine de non-savoir. Huntington lorsqu’on la considère non plus seulement depuis les définitions médicales mais depuis les expériences que l’on en a, loin d’être cette espèce de détérioration génétiquement annoncée, a en réalité une consistance pleine de trous et d’énigmes : c’est un univers mystérieux, qu’il devenait nécessaire d’explorer différemment. Cela constituait en soi un programme passionnant, mais bien trop ambitieux pour être porté par une seule personne.
D’autant qu’à ce moment-là, je craignais d’être la seule à considérer les choses ainsi. Un programme de travail de cette envergure, a t-il une raison d’être s’il ne concerne qu’une seule personne ? Après le test, j’avais écrit un texte très en colère vis-à-vis de la médecine qui était en train de me transformer en ce que Tobie Nathan appellerait un quiconque : puisque la médecine affirme que « quiconque est touché par Huntington est certain de devenir dégénéré, dément, gesticulant et violent sans rien comprendre à ce qui lui arrive… » – j’étais condamnée à devenir ce quiconque-là, et cette perspective me rendait malade avant même que je développe réellement Huntington.
Ce texte s’achevait par une série de constats d’impuissance : j’avais cherché autour de moi s’il existait des personnes concernées désireuses de remettre en question cette histoire, mais je n’en avais pas trouvé. Je terminais par une espèce de triste évidence : il faudrait un collectif de personnes concernées pour travailler ensemble à cette histoire alternative de Huntington, or un collectif ça ne se décrète pas ! J’étais coincée. Un ami à qui j’avais envoyé ce texte pour avoir son avis l’a envoyé à la philosophe Isabelle Stengers, qui m’a écrit pour me dire ce qu’elle en pensait :
Extrait lettre Isabelle, novembre 2006 :
« […] la question du collectif à créer – cela ne se décrète pas, mais cela peut se dire en termes de nécessité immanente – de faire “à faire”, ou d’œuvre à faire, en réponse à l’énigme. Étienne Souriau campe le créateur comme pris par l’énigme du Sphinx – “devine ou tu seras dévoré”, sachant que le sphinx ne connaît pas la solution de l’énigme, il est l’opérateur de la situation questionnante. (…) Donc, peut-être que [tu as] raison, que cela ne se décrète pas, mais cela peut être fabulé-appelé. D’autant que cela peut te permettre de “pardonner” aux médecins – de les camper comme ayant vitalement besoin d’un tel collectif…. Parce que où trouveraient-ils la force de fabriquer une réponse à une situation mise en effet sous le signe du quiconque […]…. S’ils pouvaient être nourris, s’ils cessaient d’être écrasés, s’ils pouvaient parler de tels collectifs, qui sont aussi des lieux d’initiation – où on “sait” quelque chose de ce qui doit être fait, ils pourraient (peut-être ?) fabriquer leurs propres paroles non en mime mais en contrepoint. C’est lorsque tu parles du collectif que quelque chose comme de la joie, de la vie, passe dans ton texte – en tout cas, c’est ce que j’ai entendu – et c’est peut-être trop précieux pour ne pas se demander comment accueillir, nourrir… Accepter que ce n’est pas “de l’ethnopsy” appliquée, mais que tu as été, très précisément, catapultée dans une situation où ce qui t’intéressait en ethnopsy t’arrive à toi : un être qu’il s’agit de savoir nommer t’a requise, et je ne suis pas sûre qu’il s’agisse d’un destin… (parfois, je pense à la nouvelle de Borgès, “La loterie de Babylone”). Ou si c’est un destin, c’est une question aussi – ce sera donc “ça”, mais le sens du ça reste indéterminé… Je t’embrasse très fort Isabelle »J’ai mis cinq années pour savoir quoi faire de cette lettre.
Concernant l’affaire de l’être-qu’il-s’agit-de-savoir nommer-et-qui-m’a-requise j’ai mis en réalité quasiment HUIT années avant de commencer à en faire quelque chose – j’y reviendrai. Concernant le collectif qui peut être « fabulé-appelé », ce n’est pas moi qui ai trouvé quoi en faire : ça m’a trouvé – ou plus exactement deux personnes m’ont trouvé pour me montrer quoi en faire :
• il y a d’abord eu le réalisateur Fabrizio Terranova qui m’a initiée à une espèce de domaine de recherche et de création fabuleusement fertile qu’il était en train de découvrir/instaurer, la « narration spéculative », inspiré par les travaux de Donna Haraway…
• et puis mon amie Valérie Pihet, ici présente, spécialiste de la façon dont les mondes artistiques, culturels, scientifiques et politiques peuvent travailler ensemble pour obtenir plus d’intelligence et de cœur à l’ouvrage, et qui dirigeait à l’époque l’école d’expérimentation en art et politique à Sciences po fondée par Bruno Latour.
C’est Valérie Pihet qui a débloqué cette affaire de collectif qui n’existait-pas-et-qui-devait-donc-être-instauré, en me proposant de prendre au pied de la lettre la nécessité d’exploration de Huntington tel un mystère, une espèce de planète en partie inconnue. Elle m’a dit : Et si on se lançait ? Et si on constituait une équipe d’explorateurs pour se lancer avec nous ?
Ainsi est né Dingdingdong – Institut de coproduction de savoir sur la MH (fondé en 2012).
Chapitre 4 : Dingdingdong
Dingdingdong est un Institut à la fois fabulé et tout à fait réel (qui a pignon sur rue dans le monde du Web), qui réunit une équipe d’une quinzaine de philosophes, d’historiens et d’artistes que le travail de reprise sur de nouveaux frais de cette maladie intéresse fondamentalement. Un collectif qui s’est fondé pour gagner le pari suivant : la maladie de Huntington est une occasion de faire pousser de la pensée.
Ddd a été créé pour engager un certain nombre d’enquêtes sur la façon dont les gens de Huntington (que nous appelons les Huntingtoniens) créent leurs propres manières de vivre cette maladie. Un travail pour révéler et attiser les forces et les inventions discrètes, quasi invisibles, déployées par ces personnes. Pour y parvenir, nous ne lésinons pas sur les instruments élaborés sur mesure pour fabriquer avec les usagers de ces savoirs que nous estimons pertinents.
À Dingdingdong, nous travaillons à la fois ensemble et séparément, chacun est concentré sur un chantier distinct – une dizaine en tout qui vont de la danse pour explorer les aspects choréiques de la maladie (Anne Collod), à des portraits d’univers de malades réalisés en peinture et en écriture (Alexandra Compain-Tissier), en passant par plusieurs missions de terrain relatives aux savoirs expérientiels (Emilie Hermant, Valérie Pihet, Stéphanie Soudrain), aux questionnements suscités par le test présymptomatique (Katrin Solhdju), à la sexualité (Valérie Pihet), aux problématiques de clandestinité (Vincent Bergerat), sans oublier la forme de l’ensemble, l’esthétique de notre maison qui importe tout autant que le fond (Sophie Toporkoff), les problématiques passionnantes de méthodologie auxquelles nous engagent sans relâche la combinaison de tous ces travaux (Vinciane Despret, Isabelle Stengers), et enfin les relations avec la communauté médicale et ses contenus (Dr Katia Youssov)…
Moi qui avait jusque-là une peur panique de cette maladie, je me suis mise à sillonner les terres huntingtoniennes dans tous les sens, à rencontrer des malades et leur famille, en écrivant tout du long un journal, lu par l’ensemble du collectif : je n’étais plus seule – Isabelle Stengers, qui est entre temps devenue la marraine de Dingdingdong, avait raison ! Peu à peu, nous avons posté des notes tirées de ces voyages sur notre site, nous avons créé notre maison d’édition et avons publié en 2013 un premier livre, le Manifeste de Dingdingdong, qui est une reprise de ce témoignage très en colère vis-à-vis du protocole de test que j’avais écrit des années auparavant, mais qui, tout en gardant cette colère intacte, formule cette fois les clauses d’une alliance possible avec la médecine. Car comme l’a remarqué Isabelle dès le début, les médecins de Huntington sont tout autant en difficulté que nous. À eux aussi, la maladie pose un problème excessivement douloureux et apparemment insoluble : celui d’être doté d’un savoir (le test génétique) sans pouvoir (thérapeutique) ! Cette situation dépasse en fait tous les acteurs qu’ils soient usagers ou médecins.
Pour la promo du Manifeste, je raconte cette histoire à la radio, à la télévision, comme un appât, une amorce, et très vite, en quelques mois, ça marche, ça prend, ça mousse : on reçoit des centaines de mails de personnes concernées, qui nous racontent à leur tour leurs histoires. Chemin faisant, les énigmes huntingtoniennes ne se résolvent pas spontanément, au contraire : elles prolifèrent… et la multiplication de ces énigmes est une contrevoie extraordinaire à l’étouffement du boa constrictor et au piège du quiconque.
Par exemple : un jour, un homme que j’appellerais Monsieur H, la soixantaine, à un stade avancé de la maladie, m’a dit ceci :
« Tu dis que ce que je suis en train de vivre est une expérience. C’est vrai. Mais je te préviens : il n’existe pas de mots pour décrire cette expérience. »Cette phrase a déclenché une espèce d’obsession qui n’a cessé depuis de m’animer et d’animer Dingdingdong. Ce qu’éprouvent les malades Huntington est à peu près inexprimable. Pas seulement parce que, lors des stades avancés, ils ont toutes les peines du monde à parler : ce « vécu » est tout autant difficile à exprimer pour les personnes qui sont au tout début de leur maladie. Pourtant il se passe au moment des débuts bien des mouvements intérieurs puissants et douloureux qu’il est crucial de parvenir à bien raconter.
C’est pour travailler entre autre à ce mystère de la langue huntingtonienne que cette année, Ddd et moi, nous installons à Khiasma un petit laboratoire expérimental et semi-clandestin où il s’agira d’essayer d’approcher les expériences de Huntington avec des outils différents que d’habitude afin d’essayer de constituer un vocabulaire qui puisse nous aider à mieux nous comprendre nous-mêmes. Car le langage médical qui est utilisé à l’égard des Huntingtoniens nous paraît souvent manquer de finesse vis-à-vis de ce qui nous arrive, de ce que nous ressentons. Le lexique médical va de pair avec des échelles psycho-cognitives qui fonctionnent comme des moules transformant toute expérience en du déjà connu : dépression, angoisse, par exemple. Or, d’après les cliniciens eux-mêmes, ces catégories sont bien trop grossières pour rendre compte des désordres très particuliers qui agitent les malades. Ce n’est pas tant que ces catégories sont fausses ou vraies : elles sont tout simplement trop grosses.
C’est le genre de problèmes dont nous raffolons à Dingdingdong parce qu’ils correspond à des ouvertures possibles : il y a de la latitude et du cœur à l’ouvrage face à cette absence qu’il ne tient qu’à nous d’essayer de peupler. Il faut juste s’autoriser à s’y mettre. D’autant que le « vécu » des Huntingtoniens est aussi une fiction ! Dans le sens d’imaginé/façonné/créé qui constitue le socle étymologique du mot fiction : mettre un micro sous le nez gigotant des Huntingtoniens en leur demandant : « que ressentez-vous ? » ne marche pas le plus souvent. Se pose alors la question de l’équipement.
Cette question est merveilleuse car ultra expérimentale en même temps qu’ultra poétique… Il faut inventer à la fois des capteurs et des mots ou d’autres choses encore que des mots pour véhiculer ce qui sera capté.
(Et peut-être qu’au bout il n’y aura rien ou pas grand chose, mais au moins on n’aura pas préjugé ce vide avant de parcourir, sérieusement, joyeusement, les virtualités que contient cette situation.)
Chapitre 5 : une œuvre-médicament
C’est un petit peu compliqué à suivre, mais c’est un point important : Ddd est le vaisseau d’exploration qui me permet de circuler dans le réel, mais aussi de triturer ce réel, d’agir sur lui, et d’écrire en cours de route des espèces de comptes rendus de tous ces cheminements. Ddd est mon instrument de travail principal en même temps que mon véhicule. Et je suis l’un des instruments de Ddd en même temps que son véhicule !
Tout cet agencement me protège, me nourrit, me vitalise parce qu’il fabrique autour de Huntington une nouvelle atmosphère non seulement respirable mais enrichie et dynamique, capable de générer elle-même de nouveaux agencements… Autrement dit, cet agencement me soigne. Et puis sans lui, je n’aurais jamais pu me lancer, en solo, comme je suis en train de le faire avec le roman que j’ai commencé à écrire depuis quelques temps – ne serait-ce que pour avoir accès à la matière première qui constitue l’une de ses nourritures principales.
Chapitre 6 : Mutando
J’espère que vous comprenez mieux à présent pourquoi je ne pouvais commencer à évoquer ce roman, qui est l’objet principal de ma résidence à Khiasma, sans parler de ses conditions très particulières d’existence. Maintenant que ceci est posé, venons-en au roman en question !
J’ai donc entrepris d’écrire sur ma condition de mutante une espèce de saga qui tente d’instruire certaines pistes qu’il m’est impossible d’envisager d’aborder autrement que de manière romanesque. Son titre – de travail mais qui restera probablement jusqu’au bout – est Mutando, mot latin qui signifie « en mutant ».
La source des pistes que je souhaite explorer grâce à ce roman se trouve dans le renversement vertigineux proposé par Isabelle lorsqu’elle m’a écrit dans sa lettre :
« un être qu’il s’agit de savoir nommer t’a requise, et je ne suis pas sûre qu’il s’agisse d’un destin »Le projet Mutando peut être résumé en cette seule question : et si j’entreprenais de faire connaissance avec cet être ?
Étant entendu qu’il ne s’agit ni d’une confrontation ni d’un combat… si cet être et moi nous sommes voués à commercer ensemble, si je suis son moyen de transport dans le monde, si notre alliance détermine mon devenir, alors ce n’est pas une bataille qui se prépare mais bien une rencontre, dans le sens amoureux du terme – et ici bien sûr je pense aux « noces » dont parlent Deleuze et Guattari pour qualifier certains phénomènes d’entre-captures interrègnes. La tendresse comme posture générale d’accueil de cette histoire ne relève pas d’une nature ou d’une personnalité a priori dont on serait ou non doté. Au contraire, cette tendresse nécessite aussi tout un équipement pour s’instaurer car le message qui nous est formulé dès le départ et tout du long c’est que Huntington est un ennemi intérieur contre lequel on doit se battre. Se battre contre la maladie est le message majoritaire encore aujourd’hui (que ce soit pour la MH ou pour les maladies en général, d’ailleurs).
Or si ces dernières années il y a bien quelque chose qui m’a beaucoup frappée dans nos observations, c’est que les Huntingtoniens avancés présentent soit un comportement ultra agité et énervé (ce qui correspond au seul trait souligné et relayé par la littérature médicale), soit tout l’inverse : ils deviennent des espèces de machines à câlins, des bouddhas de l’ici et maintenant, capables de s’enfoncer dans le moment présent comme peu d’assidus de la méditation peuvent prétendre y parvenir. Est-ce que cela dépend de leur personnalité de départ ? Je suis quasi certaine que non : ça dépend de leur bien être tel qu’il est mis en œuvre par un environnement qui ne les agresse pas, c’est-à-dire qui n’agresse pas la manière dont ils sont en train de se métamorphoser, qui n’oppose pas une contre-force à ce mouvement-là. Car que nous soyons malade ou non, notre premier réflexe lorsqu’on nous oppose quelque chose qui agit comme une contre-force, qui nous agresse, c’est d’agresser à notre tour.
C’est pourquoi le roman s’efforcera d’être un écrin, une piste d’atterrissage pour l’être qu’il s’agit d’accueillir tendrement – et qui va en même temps m’accueillir moi – d’ailleurs la question de savoir « qui accueille qui » dans cette histoire n’est pas claire, et cette ambiguïté n’est pas le signe d’un défaut de qualification de cette situation, bien au contraire.
Concernant ce genre d’êtres, Tobie Nathan m’a appris à considérer qu’être polie à leur égard signifie de leur adresser un certain nombre de questions :
– qui es-tu ? – quel changement dans le monde produit ton existence ? – quel est ton père, comment désigne t-on ton ancêtre – celui à partir duquel tu déclines les générations ? – quel est ton dieu, quelle est ta foi, quels sont les invisibles qui t’accompagnent ? – qui t’envoie jusqu’à moi, dans quelle bouche a résonné mon nom ? – pourquoi viens-tu ?Et Tobie Nathan ajoute ceci d’essentiel à la question du pourquoi : « j’admets volontiers que tu ne saches d’emblée répondre à cette question. Accepte de la parcourir avec moi. Aide-moi à expliciter tes intentions. » (T. Nathan, L’Étranger, 2014).
Cette phrase, comme celle d’Isabelle Stengers qui est d’ailleurs à peu près synonyme, est un cahier des charges à elle toute seule qui demanderait une vie pour s’accomplir ! Pour l’instant, j’essaie de prendre les choses par un nombre très limité de fils – tant ces fils-là sont potentiellement infinis :
- ce que ça a fabriqué au niveau de mes propres ancêtres (est-ce une lignée ?)
- ce que ça fabriquera au niveau de mon futur
- la nature de la mutation, sa fonction, sa raison d’être
Ces dernières années, j’ai déjà pas mal avancé sur les points un et deux. Mais le point n°3 va me demander sans doute encore plusieurs années de travail…
Concernant ce fameux point n°3, j’ai plusieurs casseroles sur le feu, mais celle qui m’accapare le plus ces temps-ci concerne les origines phylogénétiques de la mutation Huntington – autrement dit son histoire au regard de l’Évolution des espèces. Non pas que je souhaite faire œuvre de naturaliste ou de vulgarisation scientifique : il ne s’agit pas de rabattre cet être-qu’il-s’agit-de-nommer dans le registre de la science ou plus exactement de donner à la mutation dont il est question uniquement un sens génétique. Mais il se trouve que cette histoire est passionnante en tant que telle !
Chapitre 7 : L’hypothèse milanaise
En ce moment-même, à Milan, dans un laboratoire de recherche fondamentale en neurosciences, le Pr Elena Cattaneo et son équipe explorent l’étendue extraordinaire de notre mutation dont elle a révélé qu’elle a émergé dès les toutes premières formes du vivant, il y a 800 millions d’années et qu’elle n’a cessé ensuite de se renforcer. Cattaneo est la seule chercheuse à s’intéresser à cette mutation du point de vue de sa nécessité : tout le monde possède un peu de Huntington dans ses gènes; or si on supprime l’expression de cette mutation dans n’importe quel embryon (souris, éléphant, humain…) il ne peut même pas atteindre le stade du fœtus : son système nerveux central ne peut tout simplement pas se développer. La protéine pour laquelle la mutation Huntington code, qui a été baptisée Huntingtine, est donc indispensable à toutes les espèces qui possèdent un système nerveux parce qu’elle permet d’assurer la communication des cellules entre elles. Cattaneo explique que lors de l’évolution, la courbe de la mutation Huntington a suivi la courbe de l’évolution du système nerveux des espèces. Plus ce système est complexe et développé, plus la mutation s’intensifie. Le primate étant celui qui en a le plus, avec la médaille d’or aux humains. Mais alors pourquoi, parmi ces humains, certains en ont plus que d’autres, et pourquoi parmi ces derniers, certains en ont trop – ce qui déclenche la maladie ? Pourquoi l’évolution ne s’est-elle pas arrêtée au-dessous du seuil quantitatif qui rend malades ceux qui ont trop muté ?
À ce sujet, Cattaneo est encore prudente dans ses publications. Mais dans ses conférences et dans les conversations privées, elle va bien plus loin, disant qu’il est possible de faire l’hypothèse que les actuels porteurs de la maladie de Huntington seraient les « expérimentateurs » d’un système cellulaire qui améliorerait la « socialisation » des cellules au cœur de notre système cérébral qui, en ne cessant de se développer, en a eu de plus en plus besoin. Un système qui n’a pas été éradiqué par l’évolution parce qu’il est bénéfique pour tout le monde.
En mars-avril dernier, grâce à une bourse Stendhal de l’Institut Français, je suis allée passer un peu plus d’un mois en immersion complète dans ce laboratoire à Milan. J’y ai interviewé la plupart des chercheurs et observé bien des expérimentations. J’y ai aussi rencontré les souris huntingtoniennes, que l’on crée génétiquement modifiées pour servir à ces expériences. Pour faciliter le travail des chercheurs, ces souris portent une version de notre mutation considérablement intensifiée afin de déclarer la maladie le plus tôt possible : ce sont donc des créatures super-huntingtoniennes… J’y ai vu des grandes sœurs, quasi des saintes. Je les ai remerciées de faire ce travail pour nous autres – et j’ai incité l’équipe de chercheurs à faire de même lorsqu’ils prononcent leurs conférences dans les congrès scientifiques. Ils ont noté l’idée sans hausser les épaules, on verra bien ce qu’ils en font.
Ces temps-ci, l’équipe milanaise est en pleine ébullition parce qu’elle est en train de terminer de compiler une quantité impressionnante de données provenant d’une infinité d’espèces.
Dans leurs congélateurs, il y a des bouts de porc-épics, de chauves-souris, d’oiseaux, d’insectes, de poissons… une véritable arche de Noé surgelée – ils tiennent à produire leurs échantillons eux-mêmes à partir de ces prélèvements, séquençant fébrilement plusieurs milliers d’échantillon afin de mettre à jour la façon dont la mutation s’est intensifiée à travers l’évolution, cette fois sur une très grande échelle. Ils ne visent pas moins qu’une publication dans Science. J’ai longtemps cru que les plantes avaient aussi un peu de Huntington en elles, je leur ai posé la question ce qui les a fait bien rire : « Mais enfin, Alice, les plantes n’ont pas de système nerveux ! » Je ne suis toujours pas sûre d’avoir bien compris leur réponse. C’est comme ça ! Parfois je les comprends complètement, on est dans le même bateau, et d’autres fois, je n’arrive plus du tout à les suivre. L’inverse est tout aussi fréquent et alors ce sont eux qui n’arrivent pas à suivre le fil de mes intérêts et de mes raisonnements.
Dans tous les cas, Elena Cattaneo, à qui je n’ai jamais caché que j’étais parmi eux pour nourrir mon roman, m’a donné carte blanche. Elle m’a dit : Ce serait vraiment très intéressant que tu tires une histoire de tout ça. Ce qui constitue déjà, en soi, une belle boucle résolutoire vis-à-vis de la façon orageuse dont toute cette histoire avait démarré en termes de relation entre la science et moi.
La question de savoir qui envoûte qui n’est plus de mise, seul importe le caractère ondulant, réciproque, non despotique de nos relations.
Difficile de dire aujourd’hui comment je vais m’y prendre pour écrire cette espèce d’autobiographie de mutante.
Je ne suis pas un auteur de science-fiction. Je ne suis même pas une lectrice de romans de science-fiction. Et je vais vous faire une confidence : en fait je ne suis pas vraiment une romancière. Ce que je préfère écrire, ce que je sais le mieux écrire, ce ne sont pas des romans, mais deux genres qui relèvent d’un tout autre type de littérature : le journal intime (qui, chez moi en tous cas, correspond toujours à un journal d’enquête) et la lettre d’amour.
Alors comme on dit dans ces cas-là : la suite au prochain numéro.