Qu’est-ce que la narration spéculative ?
Un département animé par Fabrizio Terranova et Fabien Siouffi
NOTE NARRATION SPECULATIVE 0.1 (Fabrizio Terranova)
« Dis-moi comment tu racontes, je te dirai à la construction de quoi tu participes. » Isabelle Stengers, Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre: A propos de l’œuvre de Donna Haraway, La Revue internationale des livres & des idées, n°10, Mars 2009.
PREMIERE OCCURRENCE – NS
La première occurrence du terme Narration Spéculative, est apparue comme une surprise, un « don ». Nous avions invité Benedikte Zitouni au sein de notre Atelier Pluridisciplinaire du Master Narration à l’ERG (Ecole de Recherche Graphique, Bruxelles) pour une conférence autour du texte-encoche de Donna Haraway sur les « savoirs situés » (notion très étrangère au monde de l’art qui s’auto-enfante en permanence). Lors de cette conférence, Benedikte a évoqué le terme « Narration Spéculative » qui proviendrait d’une note de bas de page du texte d’Haraway que nous n’avons pas retrouvée par la suite… tout cela reste mystérieux. L’explication possible serait qu’elle aurait traduit en français par « narration spéculative » ce qu’Haraway appelle plutôt « fabulation spéculative ».
La narration spéculative, telle qu’elle est travaillée à l’ERG
CITATION
« Face au nihilisme, à l’incroyance au monde et à la négation du monde, que peut faire l’artiste, sinon fabuler des mondes, inventer de nouvelles figures du vrai qui ne cessent de défaire l’identité et la forme du vrai, engendrer de nouvelles possibilités de vie, faire jaillir du Nouveau et des reliefs dans le nouveau ». P. Montebello.
MOTS-CLÉS
récits, structures narratives, fabulation, induction, mythologie contemporaine, narration spéculative, …
PRESENTATION
L’atelier pluridisciplinaire « Récits et expérimentations » est une plateforme qui se consacre à la recherche, à l’instauration et à la production de récits expérimentaux qui racontent et transforment le monde – le récit comme force propositionnelle, créatrice d’univers qui induisent de nouveaux rapports au monde. Nos manières de raconter le monde forment, dès lors, autant d’appâts pour ses métamorphoses.
L’AN 01
La NS a d’emblée suscité un énorme engouement (et nous a assez agréablement dépassés) parce que nous pensons qu’il catalyse une série de forces vives qui sont en jeu aujourd’hui dans le champ de la narration. Les vacillements et les excitations qu’elle a produits, accompagnés d’une certaine prudence, ont fait écho à une perte de vitalité de la narration au sein de l’ERG ainsi qu’à la nécessité de redéfinir le Master. Nous avons fait le pari que l’ajout d’un mot perturbateur nous donnerait l’occasion de déployer et de multiplier les forces de la narration. Forces disqualifiées, depuis la modernité, dans l’histoire de l’art.
Comment allions-nous réussir à re-donner une consistance à ce terme de « narration »?
Ce terme ne vient pas de nulle part – flambant neuf, il provient de l’attachement et de la mise en relais d’une série d’auteurs « constructivistes » que nous activions sans cesse dans nos recherches et qui avaient ébranlé notre perception de la pensée. Mise en relais que nous avons voulu inscrire formellement au sein de l’école en invitant tout d’abord Didier Debaise et ensuite Katrin Solhdju et Nicolas Prignot (tous membres du GECo, Bruxelles). Ces collaborations nous inciterons par la suite à imaginer un dispositif qui permette de les inclure dans le Master en tant que praticiens.
Des résonances et des affinités pas vraiment hasardeuses, nourries par un travail conséquent de remise en question de la modernité qui faisait écho pour nous avec une disqualification du terme narration dans l’histoire de l’art: « Comment est-ce possible qu’on raconte encore aujourd’hui des histoires!? » est un ricanement qui nous poursuit. Le déplacement de cette question s’est opéré lentement et nous a incités à nous greffer à cette critique de la modernité, sentant que le terme « narration » prenait une importance grandissante dans le vocabulaire de ces auteurs qui nous renforçaient.
Tel est le terrain que nous avons essayé de nourrir et qui a eu la capacité d’accueillir et de mettre au travail cette notion de NS.
Il nous fallait, dès lors, construire un dispositif qui n’isole pas les disciplines et surtout – c’est important dans le champ de l’art – qui ne les confondent pas: fuir les catégories « théorie » et « pratique », produire d’intenses collaborations avec des personnes pour qui le terme de « spéculation » est réellement actif, fait partie de leur pratique afin d’éviter toute digestion réductrice. Mettre en place des modules de travail et des séminaires qui soient partie intégrante du processus de travail, constituer une bande, s’entourer d’autres forces. Le décloisonnement de l’art et la réappropriation de pensées sont d’un grand intérêt mais nous incitent à la méfiance. Les modalités, les modes d’alliances possibles sont pour nous encore aujourd’hui une question vivante à travailler.
Il nous semble important que cette recherche relative à la NS, soit vraiment considérée par rapport au travail que nous expérimentons actuellement, comme un fantôme actif qui vient peupler, déranger et activer les différentes productions et pratiques des étudiants et certainement pas comme un programme à appliquer. Une manière aussi, pour nous, de cultiver une position particulière de la narration, son hostilité à l’art ou à l’autorité que représente l’art.
Boussole,
Le spéculatif comme capacité à résister au probable, aux forces du probable. Les luttes du possible contre les probabilités.
A partir de là, la narration acquiert un rôle actif qui permet de déployer de nouveaux mondes en suscitant l’appétit du possible (ce qui aurait pu ou pourrait avoir lieu). Il ne s’agit pas uniquement d’entendre ça comme une création totalement nouvelle mais comme la mise en place d’appâts susceptibles de faire ressurgir aujourd’hui des possibles qui sont déjà dans les situations, différence remarquable. Elargir le spectre, le rapport à l’histoire, aux histoires, inventer des manières sensibles de redéployer pour rejouer et voir qu’on était passé à côté de toute une série de possibles encore actifs aujourd’hui pour transformer les choses. Elargir le spectre, y compris, jusqu’à des formes de science-fiction (comment aujourd’hui les formes, plus populaires, de science-fiction notamment, peuvent aussi venir nous travailler?). Multiplier les types d’approches, multiplier les modèles narratifs possibles. Fabriquer des personnages, des mythes, inventer de nouvelle situation pour intensifier ce monde-ci.
Lors de notre première expérience de production et de mise à l’épreuve (dans le cadre d’un échange avec les étudiants de SPEAP, Sciences-Po Paris) nous nous sommes rendus compte que les productions qui tenaient beaucoup plus leurs promesses étaient celles qui faisaient voir concrètement comment ça pouvait se passer autrement. Je pense notamment à un très beau travail d’un groupe chargé d’alimenter une commande en cours pour organiser la prochaine célébration, à Paris, des morts de la rue. Un travail où l’on voyait une « enquêtrice »… Le début du film disait : « Cellule de recherche avec les morts ». On avait un deuxième titre qui disait : « interview n° 47, Fatima », et puis on voyait à l’image cette enquêtrice qui semblait accueillir une personne, mais elle n’accueillait personne et elle faisait une interview (dans le vide très plein) avec cette personne morte sur la manière dont elle avait vécu ça, sa cérémonie, discutait les éventuels ajustements etc. La voir au travail était très troublant et ouvrait une multitude de possibles sur comment faire autrement. Peut-être qu’on interviewerait pas un mort aussi facilement, mais cela ouvrait vraiment quelque chose d’étrange. A la suite de ce travail, Bruno Latour proposait qu’un des critères de la narration spéculative soit peut-être une production qui demande à être prolongée, qui suscite le désir de la prolonger, d’en prolonger l’histoire.
L’AN 02
« La SF – la Science-Fiction, les Futurs Spéculatifs, la Science-Fantasy, la Fiction Spéculative – semble être un registre particulièrement approprié grâce auquel nous pourrons mener notre enquête dans les technologies artificielles et reproductives. Elle prendra peut-être un chemin qui s’éloigne de l’image sacrée du même pour nous conduire vers quelque chose d’impropre, d’inapproprié, d’inconvenant, et donc, peut-être, d’inappropriable. »
Qu’est-ce que la Narration Spéculative ? A l’aune de l’An 2 de cette mission intergalactique, la réponse reste mystérieuse et un peu sommaire.
La NS est avant tout la mise en place et l’invention d’un travail collectif qui décide de prendre du temps pour penser et faire sentir les promesses émergentes et les étincelles que ces deux mots précieux provoquent en étant côte à côte. Ces promesses fragiles demandent la mise en place d’un dispositif de travail qui s’entoure de personnes engagées et émues par la pensée spéculative afin de perturber le champ de l’art pétri d’évidences, de raccourcis et d’accélérations. Elles demandent une grande attention pour les manières et techniques de mettre en forme en repoussant la sacro-sainte idée de l’autonomie de l’art. Elles demandent une méfiance constructive vis à vis du réel. L’art (avec pleins de petits a) peut être perçu comme une force énergétique qui nous fait sentir de nouveaux mondes possibles à condition de ne pas disqualifier les techniques qui lui sont nécessaires pour en faire juste une force inexplicable aux prises avec le génie, l’indicible. Ils nous aura fallu beaucoup de résistance lors de cette première année pour accepter que nous ne savions pas encore définir la NS et que notre Master devait en faire sa force, accepter d’être un lieu de recherche qui affinera lentement sa définition en se mettant à l’épreuve en se confrontant-alimentant à une pensée active et en pratiquant les forces narratives comme des forces propositionnelles.
L’An 2 prévoit un séminaire public sur cette notion (mars 2013), des commandes avec des projets exigeants (Dingdingdong, SPEAP, …), un entretien avec Donna Haraway consacré à ses techniques si singulière d’écriture, afin de continuer à troubler nos pratiques. Faire émerger de nouveaux mondes reliés qui nous enchantent, donner le goût du possible, l’incarner afin de déplacer la noirceur écrasante du monde trop bien décrit, trouver des ruses, jouer, en retournant inlassablement à notre pratique, en trébuchant, en l’exerçant comme de nouvelles manières de raconter le monde. Nous ne savons pas encore dire exactement comment, mais nous sentons ces forces de l’autre côté du rêve.
Alliés
David Brin, Le Facteur (The postman), J’ai Lu SF n° 2261
Didier Debaise, Un empirisme spéculatif, Lecture de Procès et réalité de Whitehead, Vrin, 2006.
Donna Haraway, Speculative Fabulations for Technoculture’s Generations: Taking Care of Unexpected Country/ (tender) creature exhibition catalogue, Artium, 2007
Donna Haraway, SF, Speculative Fabulation and String Figures / 100 Notes, 100 Thoughts: Documenta Series 033, D.A.P. CATALOG SPRING 2012
Ursula Le Guin, L’autre côté du rêve, Réed. Le Livre de Poche, 1971/2002.
Vinciane Despret & Isabelle Stenger, Les Faiseuses d’histoires: Ce que les femmes font à la pensée, La Découverte, 2010.
Isabelle Stengers, Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre: A propos de l’œuvre de Donna Haraway. La Revue internationale des livres & des idées, n°10, Mars 2009.
Naoki Urasawa, 20th Century Boys, Génération Comics de l’éditeur Panini (22 tomes), 2000.
Fabrizio Terranova
Vit et travaille à Bruxelles. Cinéaste. Programmateur culturel, Dramaturge et Professeur à l’Ecole de Recherche Graphique à Bruxelles où il dirige le Master Récits et Expérimentation/Narration Spéculative. Il travaille notamment, autour des tensions, des relations et des agencements entre les cultures dites « populaires » et les cultures dites « d’avant-gardes ». Auteur de Josée Andrei, An Insane Portrait, documentaire expérimental (Michigan Production) qui a été prolongé par un livre publié aux Editions du souffle, 2011.
Pour Ddd, sa recherche porte sur les formes narratives du projet, en particulier par la réalisation d’une vidéo mystérieuse sur les transformations futures du test; la mise en place d’un partenariat avec l’Association Khiasma (Paris) et d’un workshop Ddd dans le cadre du Master à l’Erg ; enfin à l’élaboration et à la conception d’un jeu vidéo sur la maladie de Huntington.
Fabien Siouffi
Est éditeur de jeux vidéo en ligne et de communautés virtuelles.