Lettre de Maud Kristen au Dr Marboeuf

1 mars 2015

Suite à la création de l’Institut A. Rivières (voir vidéo du Dr Marboeuf n°1), Maud Kristen écrit au Dr Marboeuf le fruit de ses réflexions au sujet du test génétique de la maladie de Huntington – et notamment sur l’annonce du résultat.

Cher Docteur,

Contrairement à une idée répandue selon laquelle le travail d’une voyante consisterait à prostituer sa parole dans le sens des désirs de ses clients, j’ai dû annoncer, en 28 années d’exercice de nombreuses mauvaises nouvelles. C’est à ce titre -et à ce titre seulement- que je m’autorise à vous écrire aujourd’hui.
Car la parole qui sort de ma bouche, quand elle vient contredire les espoirs de ceux qui me consultent, résonne pour eux comme une malédiction. Rien de bien différent que ce verdict qui sort de la vôtre, et fait basculer leur existence dans une avenir impensé et impensable lorsque qu’ils apprennent qu’il sont atteints de la maladie de Huntington.

Qu’ils se dérobent, m’agressent ou vous agressent, enragent ou s’effondrent, mes clients comme vos patients doivent repartir avec une perspective de vie future irrémédiablement transformée par les mots qu’ils auront entendus. En cela mon travail ressemble au vôtre. Je devine que l’idée vous déplait. Je vais devoir être plus précise : non, je n’annonce jamais aucun troubles moteurs, cognitifs ou psychiatriques à venir, de ceux que vous devez décrire à vos patients en leur expliquant qu’ils surgiront les uns après les autres, s’aggraveront toujours davantage pour les priver un jour de leur autonomie. Mais je dois révéler que leurs projets les plus chers ne sont pas des plans à bâtir mais des chimères à brûler.

Et ce que je leur dis, à ce moment là est totalement insupportable car leur existence présente est indissociable de ce futur fantasmé : ils n’ont à ce moment là absolument aucune autre ressource pour se projeter dans un devenir J’ajouterai que mon travail est semblable au vôtre à cause de la place que nous occupons devant eux lorsque nous devons confirmer ce qu’ils redoutent : Celle d’êtres préservés personnellement du séisme tout en étant des spectateurs assis au premier rang de leur débâcle. Comment peuvent ils s’arranger de la violence de notre distance émotionnelle conjuguée avec notre intimité ? Comment peuvent ils nous percevoir autrement – même l’espace d’un instant- que comme des bourreaux ? Car qui d’autre qu’un tortionnaire se trouve ainsi au centre d’un triangle dont les trois points sont la proximité, la douleur infligé et la distance affective ?

Vous me répondrez que nous ne sommes pas des bourreaux car nous ne voulons pas leur infliger de souffrance et encore moins l’utiliser à des fins quelconques. Mais ne sommes nous pas les témoins de ses ravages ? Ne la voyons nous pas se répandre en eux alors que nous sommes que de parfaits étrangers ?

Enfin, nos métiers se ressemblent car vos patients et mes clients savent, avant de nous consulter, que quelque chose peut-être ne va pas. Mais ils n’en sont pas sûrs… Pas encore. Ils se croient alors prêts pour l’oracle ou l’analyse biologique. Mais ils ne le sont pas ! Ils ne le seront jamais ! Parce que personne n’est prêt pour cela au moment ou il le demande. A ce stade vous allez m’objecterez que votre respect de la science vous oblige à être honnête, que la vérité prime sur le désir, qu’il est de votre « devoir de »… etc……

Mais êtes-vous sur de ne pas confondre la « vérité » que vous fantasmez toute pure, ou encore « la destinée » avec ce qui n’est que le résultat d’une procédure ?

Vos pratiques, comme les miennes interrogent le futur et interprètent des données à travers des marqueurs divers.

Vous questionnez et interprétez des échantillons, comme je le fais moi même… Vos supports sont du sang ou des sécrétions. Les miens sont des initiales, des images, des cartes, des photos. Mancies ou examens biologiques délivrent des verdicts. Mais n’avez vous pas oublié que seul votre patient ou mon client feront de ce verdict une « destinée »? Qu’ils se sont en rien réductibles à la mauvaise nouvelle qui les accable ?

Docteur, nous sommes vous et moi propriétaires d’un diagnostic. C’est tout. C’est déjà beaucoup. Mais jamais de ce qu’ils tricoteront avec leur « mauvaise nouvelle », jamais de ce que sera leur vie après l’annonce, ni du sens ou du non sens que tout ceci aura pour eux.

Alors inutile de les convaincre que tout est foutu. Ce qui est foutu c’est peut-être ou probablement je vous l’accorde, une vie de valide qui ne va pas durer, mais ce n’est ni l’homme ni la femme que vous avez devant vous et dont vous ne savez rien.

Et il y a tant d’autres choses dont vous ne savez rien, au fond. Rien de ce que la science découvrira demain et qui les sauvera, mais rien non plus de cette marche loupée dans l’escalier qui, la semaine prochaine, leur brisera le cou avant que la maladie ne les détruise. Vous ne savez rien au fond du pouvoir hautement révolutionnaire des catastrophes. Il y a 25 ans, j’ai connu un homme qui venait d’apprendre que le sida ne lui laisserait que cinq années à vivre. Il quitta sa femme, vécu en couple avec l’homme qu’il aimait, abandonna son travail pour jouer du piano. Il vit encore aujourd’hui et enseigne la musique depuis 10 ans. Ce que vous savez de vos patients c’est qu’ils seront très probablement malades, très malades. Mais pourquoi ne pas leur rappeler que vous ne savez pas de quoi les patients non atteints de la maladie vont mourir ? Que ne pas être atteint aujourd’hui de la maladie n’épargne personne demain d’une maladie de Charcot, ni non plus de la rencontre avec un poids lourd rempli de gasoil qui grillera le stop au mauvais moment ? Pourquoi ne pas leur dire aussi que la perte de mémoire, d’équilibre, de force, que l’abominable incontinence font partie de la fin de la vie des humains et que la grande majorité des vies – la vôtre et la mienne incluses- risquent de se terminer assez mal ?

Que s’il vous appartient de leur annoncer ce qu’ils vont traverser, tout cela ne reste qu’une hypothèse ? Et que s’ils devaient passer par cette épreuve, ils pourront aussi en faire quelque chose qui ne vous regarde pas, quelque chose sur lequel vous n’aurez aucun contrôle et qui commence aujourd’hui, après vous. Docteur, je terminerai ma lettre en vous disant qu’ annoncer une très mauvaise nouvelle ne doit jamais correspondre à tracer une ligne blanche entre le monde des damnés -porteurs de la maladie- et celui des élus qui en seraient exempts. Car l’enfer et le paradis sont, dans cette vie, des lieux réversibles et mouvants par lesquels nous nous transformons perpétuellement, passant de l’un à l’autre au gré des liens que nous tissons, des deuils que nous réalisons, des libertés que nous gagnons. Seul le mouvement est éternel.

Maud Kristen

Pour regarder la vidéo du Dr Marboeuf racontant l’expérience qui fut à l’origine de cet échange épistolaire autour de l’annonce du test pré-symptomatique de la maladie de Huntington, cliquez ici.


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