Et si la MH était l’avant-garde de nos cerveaux?
Ddd a envie de partager avec vous la traduction d’un article paru dans The economist le 6 mars 2015, signé Laura Spinney, qui permet de comprendre et d’apprécier la belle tendance ouverte par les travaux actuel du Pr Elena Cattaneo à l’Université de Milan sur la MH. Traduction par Dingdingong. Cliquez ici pour voir la version originale.
Evolution du cerveau et maladie : un pacte faustien
Se pourrait-il que l’on trouve la clé de l’évolution du cerveau humain dans une terrible maladie ?
La maladie de Huntington (MH) est horrible. Lentement, elle prive ses victimes de leur mobilité, leurs émotions et leurs esprits. Et il n’y a pas de traitement. L’idée qu’elle est peut-être le revers de quelque chose de bon paraît pour le moins contre intuitive. C’est pourtant la thèse d’un petit groupe de neuroscientifiques qui l’ont étudiée. Ils suggèrent qu’à l’origine de la MH, une forme étrange de mutation génétique appelée « expansion de répétitions de triplets », se trouve peut-être aussi l’un des moteurs du développement du cerveau humain. Huntington, soupçonnent ces personnes, pourrait être le prix que l’humanité paye pour son être intelligente.
La plupart des maladies génétiques sont récessives, ce qui veut dire qu’un gène défectueux hérité d’un parent peut être protégé par le gène sain reçu par l’autre parent. Pour avoir des symptômes, les deux parents doivent présenter une version défectueuse du gène en question, sauf si la personne atteinte est un homme et que le gène défectueux est située sur le chromosome X. A l’inverse, Huntington est une maladie autosomique dominante : un gène défecteux, hérité d’un parent ou de l’autre, suffit à la déclencher.
La nature de l’anomalie génétique est également étrange. Normalement, quand un gène va de travers, c’est parce que le codage génétique est erroné, ou que des lettres sont manquantes. Avec Huntington, la version du gène à l’origine de la maladie possède trop d’ADN, et non trop peu ; la protéine produite, qu’on appelle huntingtine, est donc trop grande. Une partie de chaque gène codant pour la protéine huntingtine contient un tronçon dans lequel les lettres génétiques C, A et G sont répétées plusieurs fois, dans cet ordre, qui se traduit en une chaîne d’acides aminés identiques au sein de la molécule huntingtine (l’acide aminé en question est appelé glutamine). Chez la plupart des gens, le nombre de répétitions va de 9 à 35. Ces personnes sont en bonne santé. Cependant, ceux qui en ont 36 ou plus risquent de développer la MH – et ceux qui en ont plus de 40 la développeront sans aucun doute, à moins qu’ils ne décèdent auparavant de quelque chose d’autre.
Des mutations dominantes aussi dangereuses que celle-là sont très rares. Contrairement aux récessives, elles ne peuvent échapper nulle part à la sélection naturelle. C’est ce qui a conduit certains à se demander s’il n’y avait pas plus de choses à découvrir qu’on ne le pense au sujet de la MH. Le fait que même les personnes non atteintes présentent un nombre variable de répétitions suppose que la diversité en elle-même procure peut-être quelques avantages. En outre, il y a chez les enfants une tendance à avoir plus de répétitions que leurs parents, un phénomène appelé « anticipation », qui implique un « jeu génétique » dangereux : jusqu’à un certain point, davantage de répétitions est un bienfait, mais si on pousse trop loin ce procédé, malheur à vous.
Le problème des triplets
Elena Cattaneo, neurobiologiste de l’Université de Milan, a travaillé sur cette idée ces trois dernières années. Le rôle exact de la huntingtine reste obscur, mais l’on sait (parce qu’elle est produite dans les cellules en question) qu’elle est impliquée dans la construction du cerveau au stade embryonnaire et au sein du processus d’apprentissage. Dr Cattaneo a donc commencé par regarder la manière dont le gène codant la huntingtine a évolué chez des spécimens au système nerveux de plus en plus complexe. Les gènes du type huntingtine remontent à très loin et révèlent un schéma intéressant. Une étude précédente les a découverts dans Dictyostelium discoideum, une amibe. Le gène de la huntingtine de Dictyostelium ne contient pourtant aucune répétition de CAG, et les amides n’ont évidemment pas de système nerveux. En supplément à ces découvertes, Dr Cattaneo a montré que les gènes de la huntingtine chez les échinidés (animaux au système nerveux simple) ont deux répétitions ; ceux des poissons zèbres en ont quatre ; ceux des souris en ont sept ; ceux des chiens, dix ; et ceux des singes rhésus, quinze environ. Le nombre de répétitions chez une espèce est donc lié à la complexité de son système nerveux. Mais pour autant, une telle corrélation ne signifie pas un lien de cause à effet. Dr Cattaneo s’est donc tournée vers des expérimentations. Ses collègues et elle ont collecté des cellules souches embryonnaires de souris, en ont éliminé les gènes de la huntingtine, et mélangé ces cellules à des facteurs de croissance qui les ont poussées à se transformer en cellule neuroepitheliales. Une cellule neuroepithéliale est un type de cellule souche. Elle produit des neurones et les cellules qui les nourrissent. Dans l’une des premières phases du développement d’un système nerveux, les cellules neuroépithéliales se constituent en une structure appelée tube neural, lequel est le précurseur du cerveau et de la moelle épinière. Ce processus peut être reproduit dans une boîte de Petri, en dépit de certaines imperfections. In vitro, les cellules neuroépithéliales, en manque des signaux requis par l’embryon environnant, se mettent à s’organiser en structures en formes de rosace au lieu de se transformer en tube neural. Elles parviennent donc à s’organiser– sauf, comme le Dr Cattaneo l’a découvert, si elles manquent de huntingtine. Remplacer le gène manquant par son équivalent provenant d’autres espèces a néanmoins rétabli la capacité des cellules à s’organiser. Le degré auquel cette capacité a été rétablie dépendait de l’espèce qui a fourni le substitut. Plus elle avait de répétitions de CAG, plus le rétablissement a été complet. Voilà la preuve tangible que les répétitions de CAG ont eu un rôle, au cours de l’histoire, dans l’évolution de la complexité neurologique. Cela soulève aussi la question de savoir si ces répétitions régulent une telle complexité au sein des espèces encore aujourd’hui. Cela se pourrait bien. Au moment où Dr Cattaneo a fait son étude initiale, un groupe de chercheurs dirigés par Mark Mühlau de l’Université Technique de Munich a scanné les cerveaux d’environ 300 volontaires et a également séquencé leurs gènes huntingtine. Ces chercheurs ont découvert une corrélation entre le nombre de CAG des volontaires et le volume de la matière grise (en d’autres termes, les cellules nerveuses) dans leurs ganglions de la base. Le rôle de ces ganglions est de coordonner le mouvement et la réflexion. Et ils sont l’un des tissus endommagés dans la maladie de Huntington. Une autre recherche sur le rôle de la huntingtine dans le cerveau est actuellement menée par Peg Nopoulos, une neurologue de l’Université d’Iowa. Elle et son équipe testent les capacités cognitives et motrices d’enfants âgés de 6 à 18 ans, et comparent les performances de ces volontaires, et les scanners de cerveau, avec leur nombre de CAG. Jusqu’ici, Dr Nopoulos a testé 80 enfants qui ont 35 répétitions ou moins. Elle a découvert une corrélation forte entre le nombre de répétitions et les performances des enfants aux tests. Un nombre supérieur de répétitions est associé à une intelligence plus élevée et une meilleure coordination physique (le premier effet étant plus prononcé chez les filles, et le deuxième chez les garçons). Comme Dr Mühlau, Dr Nopoulos a découvert une corrélation entre le nombre de répétitions et le volume des ganglions de la base. Elle a également découvert une corrélation avec le volume du cortex cérébral – une autre zone affectée par Huntington. Dans la phase suivante de son étude, Dr Nopoulos a l’intention d’observer les enfants dont le nombre de répétitions est supérieur à 35 – c’est à dire dans la tranche où la maladie est possible mais non certaine. Si le mouvement vers une intelligence plus élevée continue ici, cela suggérera en quelque sorte un équilibre entre les effets positifs et négatifs de l’extension de la chaîne de glutamine dans la huntingtine, et que la théorie d’un « jeu génétique » est ainsi réelle.
Performance de la répétition
L’idée du Dr Cattaneo est que quelque chose de similaire se produit à l’échelle de l’évolution. Rehausser le nombre de CAG augmente le niveau de tissu neural disponible, mais cela n’est utile que si le phénomène est accompagné par l’évolution d’autres processus développementaux, qui peuvent faire de l’excédent de cette matière quelque chose d’utile. Si cela ne se produit pas, l’excédent de tissu va vraisemblablement devenir une charge qui ne pourra pas être gérée par l’architecture cérébrale, ce qui causera alors la maladie. Un nombre plus élevé de CAG est donc nécessaire mais pas suffisant pour un système nerveux plus sophistiqué – et un trop grand nombre est nocif. Cela fait sens, mais cela ne rend pas vraiment compte de ce qui se produit chez les humains. Suivant la logique du Dr Cattaneo, on pourrait s’attendre à ce que la plupart des gens aient 36 répétitions, pour un maximum de bénéfices neurologiques avec un minimum de risque. En fait, la moyenne est de 17. Mais la fourchette va jusqu’au-dessus de 200. Par ailleurs, l’étrange phénomène de l’anticipation reste également à élucider. Ce qui provoque l’anticipation demeure inconnu. Mais c’est peut-être, conjointement avec l’habitude peu commune de l’humanité à vivre en groupes sociaux, la clé de ce qui se passe. Les gros cerveaux ont un coût : c’est pourquoi ils n’apparaîtront que lorsqu’ils seront utiles. La plupart du temps, c’est ce qui semble être le cas des espèces sociales où l’intelligence qu’ils apportent peut être utilisée pour comprendre et manipuler les autres membres du groupe. Les gros cerveaux peuvent aussi être sexy, à la manière des queues de paons ou du rapport taille-hanche corrélé à la fécondité, et être délibérément choisis chez un partenaire par un membre du sexe opposé. Chacun de ces mécanismes conduira à une course aux armements, où le plus important sera d’avoir un plus grand cerveau que le voisin. Dans ce contexte, une mutation qui facilite l’évolution des gros cerveaux peut prospérer. L’anticipation pourrait relever d’un tel mécanisme. La rapidité d’expansion du cerveau humain est l’un des phénomène les plus marquants de l’histoire de l’évolution. Il a triplé de volume en moins de 4 millions d’années. Que cela ait été permis par une mutation qui génère constamment des cerveaux repoussant les limites du possible n’est qu’une spéculation. Mais une spéculation pour le moins intéressante.
Laura Spinney (Traduction de l’anglais par Dingdingdong)