Objets huntingtoniens
Commande Dingdingdong aux étudiants du Master Narration spéculative à l’École de recherche graphique (ERG) à Bruxelles
« Dis-moi comment tu racontes, je te dirai à la construction de quoi tu participes. » Isabelle Stengers (« Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre : À propos de l’œuvre de Donna Haraway », La Revue internationale des livres & des idées, n°10, Mars 2009).
Le master Narration spéculative rassemble des étudiants en art qui s’intéressent aux questions de narration. Ce programme part de la conviction que la fonction des récits ne peut être réduite ni à un statut d’ornement, ni à un statut de représentation d’une réalité préexistante. Au contraire, la puissance des récits réside dans leur capacité à faire monde. Si les manières de raconter et de rendre compte font exister ce qu’est le monde pour chacun/e de nous, soigner ces récits devient alors un enjeu d’une importance capitale, trop souvent sous-estimé dans notre univers moderne où les oppositions claires et nettes entre « savoir» et « valeurs » ; « faits » et « fictions » ; « réel » et « imaginaire » sont survalorisées. L’objectif de ce Master consiste ainsi à expérimenter des pratiques narratives qui misent sur la possibilité que des fabulations, par leur capacité à élargir nos imaginaires tout en restant fidèle à des situations problématiques et concrètes, peuvent agir comme des appâts. Nous nous inscrivons ainsi dans la démarche pragmatiste suite à William James pour qui « La vérité d’une idée n’est pas une propriété statique qui lui est inhérente. La vérité arrive à une idée. Elle devient vraie, elle est rendue vraie par les événements. » Une idée fabulée qui prend parfois même la forme d’un bluff, peut, suivant cette logique pragmatiste, déclencher des transformations réelles. Ou, pour le dire autrement, une hypothèse lancée dans un récit peut acquérir une puissance inédite et devenir le point de départ de nouveaux possibles. Tout dépend de sa capacité à susciter, à intensifier et à faire varier les sentirs de ceux qui sont concernés.
C’est donc dans le cadre de ce programme qui défend, dans une école d’art, cette épistémologie/éthique narrative particulière, que Dingdingdong a lancé cette année sa deuxième commande. L’an dernier nous avions demandé aux étudiants de créer des concepts de jeux vidéo à partir de nos explorations dingdingdonguiennes. Cette année, nous les incitons à créer « des objets spéculatifs ». Nous leur demandons plus précisément de travailler toute l’année, par petits groupes, à l’invention d’un ou de plusieurs objets qui puissent faciliter la vie des malades ou des proches touchés par la maladie de Huntington. Il est également possible de partir d’un objet existant et d’en détourner l’usage pour améliorer la vie des huntingtoniens. Le rendu attendu n’est pas tant la présentation de l’objet lui-même avec son mode d’emploi, que le récit, construit à partir des instruments et médias des élèves (écriture, dessin, peinture, vidéo, BD, performance etc.), qui répondrait notamment aux questions suivantes :
Pourquoi et comment a émergé l’idée d’inventer/de découvrir tel ou tel objet ;
Dans quel monde et quels paysages s’inscrit la nécessité de cet objet (depuis vos sources, vos lectures, vos terrains et votre compréhension/vision du problème) ;
Quel est le mode d’emploi de cet objet et comment est-il utilisé (il est possible de jouer avec le temps et de raconter les usages de l’objet en question tels qu’ils sont déjà à l’œuvre) ;
Quels sont ses effets : l’univers d’usages que cet objet a fait apparaître grâce à son existence, la façon dont il a changé le problème et a eu une influence sur le milieu concerné.
Il s’agit donc de raconter l’histoire au sens romanesque (personnages, paysages, milieux, effets ou retentissements narratifs… ), nourrie et détaillée de cet/ces objet(s), quitte à utiliser la fabulation comme outil de travail.
Dans le cadre de cette commande, deux projets ont déjà suffisamment avancé pour en donner un aperçu :
• Un premier groupe d’étudiants travaille au design de vêtements adaptés aux malades, et plus particulièrement à leur expression choréique. Cette recherche s’articule pour l’instant autour de trois approches complémentaires: 1. Une recherche sur les matériaux antitaches et sur les matériaux protecteurs qui se durcissent « automatiquement » au moment d’une chute, mais restent invisibles le reste du temps et n’encombrent pas les mouvements ; 2. Une recherche sur des systèmes qui facilitent l’enfilage et la fermeture des vêtements ; 3. La création de deux lignes de mode, dont l’une permettrait de pouvoir dissimuler les mouvements choréiques, grâce à des espèces de poches et d’éclisses/rabats, et dont l’autre serait destinée aux malades qui souhaitent au contraire expérimenter leur chorée en tant que véritable danse, grâce à des tissus qui s’y adaptent. A partir de premiers croquis et de leurs trouvailles au niveau des matériaux, ces étudiants se lancent à présent dans un échange avec des malades et leurs proches afin de se laisser instruire par eux dans leur démarche.
• Une docu-fiction sur la sexualité Huntingtonienne qui raconte l’histoire inédite d’une société sécrète très ancienne, dont les archéologues et les historiens commencent à peine à retrouver les traces permettant d’en reconstruire la cohérence. Il s’agit, semble-il, d’une société dont les initiés cultivent depuis des millénaires des pratiques sexuelles ritualisées assez particulières et vraisemblablement paradoxales : on retrouve les traces de ces pratiques, au fil de l’histoire, de quelques grottes du paléolithique, aux reliques des bacchanales antiques, jusqu’aux œuvres de la Renaissance. L’hypothèse de ce documentaire est que cette sexualité étrange oscille constitutivement entre des pratiques transgressives, d’une part, et des pratiques extrêmement retenues d’autre part. Tout dépend du stade d’initiation et de métamorphose des pratiquants dont on peut aujourd’hui dire avec certitude que les malades de Huntington en sont les héritiers séculaires. Ce scénario permet/tente au moins deux choses : dramatiser la maladie de Huntington comme forme de possession qui donne accès à des capacités, des expériences et des mondes inaccessibles autrement ; servir d’appât à l’enquête menée par Dingdingdong sur l’expérience de la sexualité huntingtonienne car il est très difficile d’aborder frontalement de telles questions.
A suivre – le temps que, chemin faisant, ces projets passionnants prennent forme.