Pour une vivrologie Huntington
Conférence de clôture de la Journée Nationale maladie de Huntington
1er décembre 2017, 17h, grand auditorium de la cité des sciences et de l’industrie, la Villette.
Je m’appelle Alice Rivières, je circule dans pas mal d’associations, notamment Dingdingdong, le comité inter-association et Huntington France. Je circule aussi à l’étranger, dans les associations européennes. Ma maman est malade, et moi-même je suis porteuse de la mutation Huntington. Au fil des années, je suis devenue une passionnée du Huntingtonland – ainsi qu’on peut appeler le monde des personnes touchées par la MH, qu’elles soient à-risque, malades, proches, professionnelles.
D’où vient ce terme, la vivrologie ?
Quand le sida est apparu dans les années 80 et que tout le monde était en situation d’impuissance, les médecins autant que les malades et leur famille, les séropositifs et leurs amis se sont réunis en collectifs, Aides et Act up notamment. Le temps passant, des thérapies ont été trouvées non pas pour guérir mais pour limiter l’évolution de la maladie, et les séropositifs sont peu à peu passés de l’urgence de survivre tout court, à l’art de vivre avec le Sida. Ils ne s’y étaient pas préparés… Dans leur situation c’était quelque chose de complètement nouveau. Alors ils ont du inventer ce mot : la vivrologie. J’ai demandé à Aides si je pouvais leur piquer leur mot, et ils m’ont dit d’accord !
À la base, l’art de la vivrologie n’a pas grand chose à voir avec le médical, puisqu’il s’agit de considérer la vie non pas sous l’angle des symptômes mais sous la perspective… de la vie d’abord et avant tout !
Comment continuer à faire ce qu’on aime, à travailler, à fonder une famille pour ceux qui le veulent, à s’occuper de ses enfants, à faire des rencontres amicales, sentimentales ? À communiquer ? À être bien avec les autres ? À être bien au quotidien, tout simplement ?
Alors bien sûr, nous, dans le Huntingtonland, nous n’en sommes pas encore tout à fait là où en sont les séropositifs aujourd’hui. Mais nous n’en sommes pas si loin. Je veux dire : avec tout ce dont on a parlé aujourd’hui, et notamment l’éventail des propositions thérapeutiques qui, certes ne nous guérissent pas, mais nous permettent de trouver des solutions à chaque étape de notre évolution, cette perspective de la vivrologie a toute sa pertinence.
Et puis j’en profite pour dire que la survie, par ailleurs, on peut aussi la voir comme une vie plus intense ! Une sur-vie.
Qu’est-ce que la vivrologie peut vouloir dire pour nous, pour la communauté Huntington ?
C’est aux usagers : à nous, à vous, de le définir ! Il en va de notre responsabilité. C’est cela être acteur de sa maladie, que l’on soit malade et/ou proches et/ou aidants.
La vivrologie se cultive au sein des différentes associations MH qui existent en France, qui ont, chacune, leur approche, et qui ont, toute, leur importance. Que ce soit quand elles permettent aux personnes de se rencontrer, par exemple la compagnie Kashashi avec ses ateliers de danse, ou pour organiser des défis qui vont rapporter des sous à la recherche (Sale Gène, Huntington Action, les délégations régionales de Huntington France), quand elles organisent ensemble des permanences dans certains services Huntington comme à Mondor, quand Huntington Avenir organise des thalasso pour les malades et leurs proches, des sorties pour les jeunes impactés par la maladie dans leur famille, le fameux foot concert, ou encore un service psycho-social dédié à l’accompagnement des malades et de leur famille ; quand ces associations oeuvrent pour créer des lieux de vie, et notamment des MAS, comme Huntington Espoir, Un arc en ciel pour les malades de Huntington, la Fondation Denise Picard, la délégation Loire-Bretagne de Huntington France ; quand est animé un espace national permettant d’échanger à distance comme le site Huntington-Inforum, quand elles créent un espace dédié aux jeunes impactés par la MH et des rencontres régulières de familles touchées comme Huntington France, quand elles font du savoir expérienciel son cœur de métier comme Ddd… Des formes de vivrologie se cultivent aussi au sein des consultations médicales, des équipes de soin, des établissements d’accueil, dont tant de représentants sont là aujourd’hui…
La vivrologie Huntingtonienne existe déjà, en fait !
Et puis cette vivrologie, elle se cultive bien sûr déjà beaucoup chez vous. Dans vos maisons, dans votre foyer, comme dit Jimmy, dans votre cuisine, votre chambre à coucher, votre salon, où vous inventez chaque jour des manières de faire face aux défis de la MH.
L’équipe de Dingdingdong a parcouru le Hutingtonland pendant 3 ans et en a tiré pas mal d’histoires, de récits, des angles de vue où se nichent les éléments qui composent peu à peu cette vivrologie. Bien sûr, aucun de ces éléments vivrologiques ne vaut jamais comme une leçon à plaquer pour tout le monde : par définition, chacun doit se forger sa vivrologie. Mais celle des autres peut nous inspirer, nous enrichir, nous rendre plus intelligent en matière d’invention vivrologique !
La vivrologie selon Jimmy Pollard.
Avant de commencer à vous raconter quelques uns de ces récits, je vous propose une petite escale, le temps de vous parler encore un peu du manuel de Jimmy Pollard. Juste pour vous dire que Jimmy est l’un des professeurs essentiels de cette vivrologie. Je n’hésiterai pas à dire qu’au fond, il est le professeur n°1, que ce soit pour les familles ET les professionnels. Quand il nous enseigne, grâce à son manuel, patiemment, avec tant de générosité, de finesse et d’humour comment les huntingtoniens pensent, Jimmy nous offre des clés indispensables pour commencer à fabriquer notre vivrologie Huntington. On ne peut pas construire de vivrologie qui tienne dans notre histoire, surtout dans les phases intermédiaires et avancées, mais pas seulement, j’y reviendrai, sans comprendre profondément nos singularités cognitives et comportementales.
Pour nous faire sentir, de l’intérieur, les difficultés propres aux malades, Pollard rouvre un grand nombre de « boîtes noires », ces caractéristiques qui sont très souvent évoquées lorsqu’il s’agit de la MH, mais qu’on n’interroge plus vraiment au point qu’on oublie parfois pourquoi elles sont là : l’impatience, l’irritabilité, l’apathie… Pour lui, et c’est là un point qui tranche avec ce qu’on entend parfois sur la MH, les malades se rendent compte de tout, ou presque, de ce qui leur arrive.
Il montre aussi comment une grande part des singularités comportementales et des troubles psychologiques voire psychiatriques des malades, sont le plus souvent des réponses psycho-comportementales aux perturbations cognitives et motrices avant toute chose.
Et puis il évoque volontiers des aspects très rarement abordés, tels que la sexualité, les plaisirs quotidiens, la cigarette, la gourmandise (il y a dans ce manuel une scène digne de 9 semaines et demie qui décrit la dégustation que l’on peut faire, avec un malade en stade avancé, d’une simple petite barre Mars !).
De l’avis d’un immense nombre de familles à travers le monde, il est essentiel de s’initier à l’univers si étrange, mais qui a sa propre logique, de la pensée Huntingtonienne, grâce à Dépêche toi et attends.
Et cela ne vaut certainement pas que pour les familles, mais pour les médecins et les soignants aussi. C’est pourquoi, d’ici quelques mois, Huntington France distribuera à tous les services concernés par la MH des exemplaires de ce livre.
Je reviens à la vivrologie quotidienne, et à ce que nous avons appris des usagers eux-mêmes, dans notre enquête sur les savoirs expérienciels de la MH. Ce fut l’objet d’un rapport, qui a obtenu 3 prix, puis d’un livre qui vient de sortir, Le chemin des possibles, la maladie de Huntington entre les mains de ses usagers, de Emilie Hermant et Valérie Pihet, Éditions Dingdingdong.
Je vais l’aborder par petites touches, cette vivrologie, sachant que je ne serai en aucun cas exhaustive aujourd’hui, ce qui est impossible, d’autant qu’il faut rendre la salle à 17h30 !
L’art de transformer les non en peut-être, voire en oui !
C’est quelque chose de super récurrent : les difficultés pour que l’aide, le soin, l’accompagnement thérapeutique, prennent. Il faut alors gagner, petit pas par petit pas, la transformation des « non » tout net en « ok mais seulement un petit peu ». C’est ce qu’a compris Alain, dont la femme, Marie, est atteinte d’une MH à la progression relativement rapide. Un jour, tandis qu’il insistait avec l’infirmière pour que Marie accepte de passer une échographie parce qu’elle avait peut-être à un problème au ventre, et que Marie refusait tout net, Alain a fini par lui dire : « Fais ce que tu veux », avant de lui expliquer pourquoi il lui semblait, à lui, important qu’elle le fasse. Puis il a cessé d’en parler. Quelques semaines plus tard, Marie est revenue d’elle-même sur le sujet, en lui disant qu’elle était d’accord. Laisser à la personne le temps qu’il faut pour qu’elle effectue son propre choix pourrait relever de l’évidence, mais c’est en fait un geste qui ne va pas de soi dans ces situations, parce qu’il oblige à un profond décalage vis-à-vis de nos rythmes habituels et de leur exigence de réponses immédiates ou presque à des questions pouvant être considérées comme simples et de bon sens.
Ce que Jimmy nous explique et ce que nous avons nous-mêmes compris en discutant avec des dizaines de malades et de proches, c’est que : ce n’est sans doute pas sans raison que la plupart des malades Huntington commencent par dire Non, et particulièrement Non aux propositions d’aide et de soin. Il nous semble que ce type de Non n’est peut-être pas tant une réponse en soi qu’une manière de nous contraindre à différer le moment de cette réponse. Il signifie en quelque sorte : « Je t’entends mais les moyens me manquent pour te répondre, alors je ne peux que te répondre Non. Parce que si je te réponds Oui, l’affaire est close. Or, là où j’en suis, je n’en suis pas sûr.e. En tout cas pas pour l’instant. » On peut l’entendre très différemment de l’apathie et/ou de l’opposition voire de l’agressivité qui lui sont souvent associées.
C’est ce qu’explique le célèbre neuropsychologue Oliver Sacks quand il dit que, dans le cadre d’une maladie neurologique, de telles manifestations d’opposition peuvent être considérées moins comme des symptômes ou du déni, que comme des façons efficaces de compenser les faillites liées à la pathologie. Ce qu’on appelle aussi des stratégies adaptatives, vis à vis desquelles il convient de composer avec le plus de respect possible.
Perso, j’adore tellement Oliver Sacks que j’ai appelé mon chat Oliver en son honneur.
L’art des oui.
« Aux enfants, je leur dis : soyez fiers. Vous êtes extraordinaires. Vous avez une maladie rare, inconnue. Vous êtes extra-ordinaires. » Catherine (extrait du livre Le Chemin des possibles).
On a aussi rencontré Catherine, vétérante de la MH qui a accompagné son papa, sa sœur, et maintenant ses neveux et petits-neveux, et qui nous enseigne comment elle a peu à peu mis en place une éthique d’accompagnement pour ses proches. Catherine dit aussi parfois : « Vous, les neuros, vous me gonflez. » Parce que tout ça est extrêmement difficile, et que parfois, y en a tout simplement marre !
Voilà ce qu’elle a dit à sa nièce Amandine qui est atteinte d’une forme relativement précoce de MH, qui a été licenciée de son travail et qui, avec ses indemnités, avait envie d’emmener son fils âgé alors de 7 ou 8 ans, avec elle en vacances à la mer, en Afrique du nord :
Catherine : Alors je lui dis : Oui, oui, oui ! (rires) Oui, oui parce que c’est de la vie. Bon, peut-être qu’elle va tomber, peut-être qu’il va y avoir des problèmes […] mais c’est la vie. La vie, c’est le risque.
Catherine met alors de côté ses inquiétudes au nom de ses principes éthiques qui visent à faire de l’accompagnement de sa nièce, une aide qui respecte aussi son autonomie. Sinon, dit Catherine, « autant mettre les malades “sous un globe” ! ».
C’est tout un équilibre difficile et exigeant à tenir, entre aide, accompagnement, autonomie et liberté, qu’il faut réussir à mettre en place, et qui doit être repensé à chaque étape.
Cet art des « oui » communique avec l’art de la confiance.
Mais cette confiance ne se décrète pas comme ça, comme un mot d’ordre : au contraire, elle s’instaure, elle se nourrit, elle se cultive peu à peu, par petites touches, au coeur de l’expérience.
Dans nos situations MH, la confiance, qu’est ce que c’est ?
C’est restaurer sa propre confiance en soi quand on est malade. C’est accorder sa confiance quand on est proche. Et puis c’est aussi avoir la confiance en l’intelligence et la sensibilité du monde.
Ça ne marche pas à tous les coups, on est d’accord.
Mais : au retour de ce premier voyage (car le premier voyage d’Amandine s’est tellement bien passé qu’elle en fera un autre l’année d’après), elle a raconté à sa tante une anecdote qui illustre bien cette potentialité d’intelligence qui existe, à condition que l’on crée des situations dans lesquelles elle peut émerger. Son petit garçon a rapporté à Amandine qu’il n’était pas content parce qu’il avait entendu d’autres enfants demander à leurs parents : « Pourquoi la dame elle marche comme ça ? » Les parents ont répondu : « C’est parce qu’elle doit avoir mal aux pieds. » et Amandine de commenter à l’adresse de sa tante : «J’ai trouvé que la réponse était intelligente. »
Notons que l’intelligence est alors quelque chose qui va dans les deux sens : la nécessité de reconnaître l’intelligence des malades, mais aussi le fait que ces situations de proximité avec les malades requièrent de l’intelligence de la part des accompagnants – ou plus exactement, comme nous l’a dit Anouck – malade en stade avancé et âgée de plus de 70 ans à qui nous avons demandé ce qui l’aide le plus dans sa vie actuelle : « l’intelligence ET la gentillesse ».
Cela rappelle également certaines ruses de malades vis-à-vis du monde extérieur, tel ce moment où la même Anouck décide de ne plus sortir de chez elle sans une canne. Ce n’est pas tant, de son propre aveu, pour l’aider à marcher (pour les Huntingtoniens, les cannes sont d’ailleurs souvent déconseillées).
Mais c’est pour parier à son tour sur l’intelligence du monde : grâce à cette canne, vous comprendrez peut-être que j’ai un problème de santé, et que si je titube autant, ce n’est pas parce que je suis ivre !
L’art des ruses.
Pour habiter le plus confortablement possible dans le Huntingtonland, il faut être un peu-beaucoup Sioux.
Michelle nous explique qu’elle a toujours eu peur en voiture. Peur que son mari, Jean-Pierre, malade de Huntington, panique et ouvre la porte de la voiture pendant qu’ils étaient en train de rouler, parce qu’elle savait que cette situation s’était déjà produite chez certains malades.
Je cite Michelle : En voiture, il me disait : « Vas-y ! double, double ! » et je redoutais qu’il s’énerve… alors je mettais légèrement le pied sur l’accélérateur avant de dire : « Oh, je vais m’arrêter, parce que j’ai envie de faire pipi. » Michelle a compris peu à peu qu’il était vain d’essayer de convaincre son mari qu’il avait tort lorsque ce type de situation se présentait, et que le recours à un système d’argumentation classique ne fonctionnerait pas. Mais qu’en répondant même très partiellement à la demande de Jean-Pierre, et en focalisant l’attention de ce dernier ailleurs, elle était en mesure de limiter considérablement ses impatiences tout en désamorçant sa propre peur. Elle a ainsi développé toute une palette de ruses de diversion.
Arrêtons-nous un moment sur ce mot de « ruse » pour nous garder d’interpréter trop hâtivement ces manières efficaces de traverser une situation à risque du point de vue de la crise qu’elle peut générer. Pour le formuler rapidement : la ruse, dans ce cas, est-ce un mensonge ou une bonne pratique ? Ni l’un, ni l’autre !
Car il ne s’agit pas de préconiser à chacun de se mettre à ruser, encore moins à mentir. Pour nous, l’enseignement que contiennent ces anecdotes est moins dans le fait de ruser tout court que dans la façon dont Michelle est parvenue à inventer des manières authentiques (c’est-à-dire qui n’excluent les exigences de personne, à commencer par les siennes) de transformer l’impossibilité d’une demande (accélérer la voiture) en un nouveau possible. Le tout en respectant sa contrainte absolue : éviter la souffrance de l’homme qu’elle aime. Ici, « ruse » ne renvoie pas à une manœuvre sournoise mais à la production d’une prise au contraire ultrasensible et altruiste de la situation.
C’est ce que Michelle appelle aussi, avec raison, de la diplomatie.
La diplomatie, c’est une manière – pour deux personnes qui, dans une situation donnée, ne parviendront pas à se mettre d’accord en allant « au fond des choses » – de trouver un terrain d’entente, une porte de sortie sans perdre ni sa face ni son âme.
La vivrologie Huntingtonienne nécessite que nous ayons des talents de diplomate hors pairs, et ces talents, nous n’avons pas d’autre choix que les acquérir sur le tas.
Le pape François.
Ah, tiens, voilà le Pape François ! Petit entracte. Vous le savez sans doute, il y a eu une audience papale en mai dernier au Vatican, sur la maladie de Huntington.
Ce jour-là, il a dit haut et fort à la communauté Huntington qui était venue par milliers : Ne cédez pas à la tentation de la honte et de la culpabilité ! Et puis : ne vivez plus cachés.
Voici le badge qui a été diffusé massivement ce jour-là, Hidden no more – ne vivons plus caché ! Avec un jeu de mot sur HD pour Huntington’s Disease.
La vivrologie, ça se cultive dès les débuts de sa MH.
Une femme aux débuts de la maladie, Charlotte, nous a dit : On n’est jamais prêt. Donc c’est ça aussi qui va t’arriver quand tu es porteur : tu te rends compte que finalement […] c’est impossible [de prévoir].
Dans ce voyage initiatique, qui nous fait davantage qu’on ne le fait, comme dit l’écrivain-voyageur Nicolas Bouvier… « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » Nicolas Bouvier, L’usage du monde.
…chacun doit trouver sa manière de bien s’installer.
Je cite Charlotte : « Ton espace intérieur a besoin d’être calme. Si tu as envie d’être disponible, ou même de te poser, il faut qu’autour, ce soit assez calme. […] Si j’ai mon espace à moi, je pourrai peut-être accueillir [ce qui me stresse vis-à-vis de la MH] différemment. »
Au début, la maladie s’installe, autrement dit, pour prendre une métaphore informatique : elle « grave » son système… Pour une autre de nos interlocutrices, Suzanne, la « dépression » qui est survenue pour elle au début, correspond en fait au temps d’installation nécessaire à ce nouveau système d’exploitation – qui est un moment de crise de tout son être. Suzanne n’aura de cesse de dire que ce temps d’installation peut être réduit à un an plutôt que les trois années qu’elle a subi. Elle ne dit pas qu’on peut supprimer cette phase car elle lui semble inévitable, mais que cette phase peut être raccourcie si elle n’est pas exposée à la violence que constitue la non-reconnaissance de la maladie à ce stade invisible. Suzanne a vu sa souffrance renforcée et prolongée par le fait de ne pas avoir été crue ni reconnue pendant ces trois années où elle disait que son état correspondait à la maladie qui s’était déclenchée. Car pour elle, cela ne faisait aucun doute : elle avait très bien reconnu la maladie.
« Nous sommes des débutants absolus Avec les yeux grands ouverts Et nerveux en même temps… » David Bowie, Absolute Beginners
C’est Suzanne qui nous a conduit, à Ddd, à entamer tout un travail avec et pour les Absolute Beginners, tels que nous proposons d’appeler ceux qui débutent leur MH. Nous y travaillons depuis deux ans avec six usagers volontaires. Un manuel par et pour les Beginners, inspiré de celui de Jimmy P, est en cours de rédaction. Un film vient d’être tourné, le w-end dernier, co-écrit par les Beginners qui ont tant de choses à dire aux habitants du Huntingtonland. Vous le découvrirez d’ici quelques mois.
La vivrologie, ça se cultive par ce qu’on appelle le « partage entre pairs ».
Voici par exemple, ce que cela a fait à Charlotte, elle-même aux débuts de la maladie, de rencontrer D., un malade en stade avancé, qui avait entre autres une chorée flamboyante :
Charlotte — J’avais du mal à envisager d’être malade, j’avais du mal à accepter, à m’imaginer malade, [et ce qui a fait déclic, ça a été de découvrir] [la] façon de vivre [de D.], sa force de vie… Par exemple, il me faisait écouter des musiques parce qu’il adorait la musique.
Grâce à lui, à sa manière de rester passionné et de transmettre ses passions, Charlotte se met à être curieuse non pas de la MH en général, mais de celle de D. en particulier. Il fait exister pour Charlotte une MH où la peur et la douleur – en dix ans, elle ne l’a jamais entendu se plaindre de son état – sont complètement absentes.
D. a été pour Charlotte un professeur huntingtonien complètement hors norme. Son instructeur d’une MH aux nouveaux horizons.
Charlotte : Je pense qu’il avait vraiment apprivoisé [la maladie] complètement. Il avait vraiment des savoir-faire pour gérer. Il vivait bien, il faisait son ménage, il était hyperorganisé. Et il épluchait ses légumes (rires) ! Il nous avait fait une soupe, quand on est allés le voir. […] C’est cette autonomie qui m’a donné envie d’être malade. Il avait une certaine liberté avec ça. Il ne faisait pas peser sur les autres ces choses-là.
C’est cette façon de vivre la maladie de manière plutôt agréable ET autonome– dans les deux sens que ce mot a pour Charlotte : ne pas peser sur les autres/ne pas dépendre des autres – qui a fonctionné comme une initiation pour elle.
La vivrologie, ça se cultive aussi dans les groupes d’entraide entre personnes porteuses de la MH, qui se réunissent depuis 3 ans tous les mois à Paris et en Bretagne, et bientôt à Toulouse avec la collaboration de la délégation Huntington France, et bientôt, je l’espère dans toutes les régions de France, on y travaille activement !
Et ça se cultive tout autant dans les groupes de parole pour conjoints, pour aidants, qui existent, mais peut-être trop peu… ! Avis aux amateurs.
« Je ne suis pas malade, je suis différente… et ça change beaucoup de choses ! » (Suzanne)
Retour sur Suzanne. À l’issue de ses trois années d’intenses souffrances, Suzanne a pu se dire : « Je ne suis pas malade, je suis différente. Et ça change beaucoup de choses ! »
Suzanne a commencé à aller mieux quand elle a pu se dire qu’elle était différente et non pas seulement malade. Autrement dit, quand elle est parvenue à faire confiance à ce qu’elle ressentait elle-même, à se croire.
Je cite Suzanne : « Au début, je me suis dit, ça y est : il n’y a plus de Suzanne, elle est morte. Enfin, elle n’est pas morte… J’avais fait le deuil de la Suzanne d’avant, oui, c’est ça… Et puis après, je me disais : bon, bien sûr, je n’arriverai pas à me coucher à 5 heures du matin, mais est-ce qu’il ne vaut pas mieux accepter la Suzanne d’aujourd’hui et continuer, plutôt que d’être en échec tout le temps […] Pour aller voir mon père, il fallait que je sois en forme ! Pour être en forme, il fallait que j’aille bien, moi, et pour aller bien, moi, il fallait que je quitte la Suzanne d’avant pour trouver la Suzanne… mais pas malade, hein ! »
Seuls ces mouvements incessants de heurt et d’hésitation, de confrontation avec les autres et avec elle-même lui ont permis d’accepter qui elle devient. Accepter, on le voit, a été pour Suzanne tout sauf une démarche théorique et idéalisée : ce fut, et c’est encore, un parcours d’une grande difficulté, mais où elle apprend à chaque étape d’avantage l’art de la négociation avec elle-même et avec les autres.
L’art de la métamorphose, c’est l’art de gérer les transitions.
La MH est une maladie neuro-évolutive : il y a des paliers, et puis il y a des transitions, et puis il y a à nouveau des paliers. Ces paliers peuvent être plus ou moins longs selon les cas, et sont autant de moments de répits qu’il faut savourer. Ce sont les transitions qui sont les plus difficiles, pour tout le monde.
Les crises, qui surviennent immanquablement dans nos vies huntingtoniennes, sont le signe explicite de ces transitions. La même Suzanne raconte à propos de son père alors très malade : « Par exemple, un jour, ils n’ont plus le droit de conduire. Mon père a toujours conduit. Il y a des étapes de la vie comme celle-là qui sont dures. Parfois, en douze mois, il y a plein de trucs qui changent d’un seul coup. »
Suzanne poursuit en disant que pour tout un chacun, il faut plus de cinquante ans pour se préparer au moment où l’on ne pourra plus conduire. Avec la MH, « tout se fait trop vite ». Ces crises de désespoir et de souffrance sont dès lors non seulement inévitables mais nécessaires pour continuer à vivre : elles sont tout simplement humaines. Malgré les apparences, ces crises ne sont pas dirigées contre quelqu’un, mais contre ce qui est insupportable dans la situation que subit la personne malade, et qui est parfois incarné par la posture de tel ou tel proche. Elles ne sont jamais sans signification, et leur nécessité prend cette forme à défaut d’autre chose, parce qu’il est très difficile, voire impossible pour les personnes concernées de s’exprimer autrement.
Ces transitions sont extrêmement inconfortables pour les malades : il s’agit de quitter un mode d’existence familier pour entrer dans un mode d’existence nouveau, où les sentiments de perte, d’impuissance, dominent au début. Pendant le moment que durent ces transitions, on est nulle part, et c’est incroyablement inconfortable, angoissant, difficile – et parfois authentiquement désespérant.
Il faut s’y préparer, c’est à dire apprendre à reconnaître quand ça arrive.
La persévération, vous savez quand les malades restent comme coincés sur telle ou telle chose, les obsessions, les angoisses, le fait de ne pas vouloir sortir de la maison, de voir le moins de gens possible, correspondent aux moments où les malades, depuis leur métamorphose, s’efforcent avec leurs propres moyens de garder le monde tel qu’il est. C’est toujours très déroutant pour les proches, mais il faut respecter ce tempo, nécessaire et différent pour chacun. C’est une forme de cocoon care, autrement dit de cocon qu’il ou elle se crée pour se protéger des assauts de sa propre transformation interne et de ces transitions si douloureuses.
L’art du confort.
On dirait une pub pour Ikea. Mais il ne s’agit pas de confort dans le sens conforama un peu bourgeois et tout ! Il s’agit de trouver, à chaque étape de nos évolutions, un confort sensoriel et psychologique.
Ce n’est pas de la tarte. En plus, la MH affecte le corps ET l’esprit. Alors déjà, c’est toute une histoire de penser ensemble ces deux choses-là. Nous autres, occidentaux, apprenons à les séparer soigneusement dès la maternelle… à trouver suspect de s’occuper de ce truc qu’on appelle corps. Or quand on a Huntington, on n’a pas le choix pour que ça se passe le mieux possible : il est essentiel de connaître peu à peu son corps tel qu’il se transforme, son esprit tel qu’il évolue, afin de trouver, à chaque étape, comment instaurer un nouvel équilibre dans sa vie – « sa vie » autrement dit tous les secteurs de sa vie, familiaux, amicaux, amoureux, professionnels, sociaux etc.
C’est chaque fois un gros chantier ! Mais la bonne nouvelle, c’est qu’il y a de la latitude. On peut être, à tout moment, acteur de nos réajustements personnels pour récupérer du confort dans ces situations incroyablement inconfortables que sont les transitions de sa MH. En alliance avec nos complices médicaux et para-médicaux, on peut devenir, comme D., comme Suzanne, comme Michelle, comme Homer, comme Romain et Gigi – comme tant d’autres ! – des experts de notre bien-être. Chacun a ses trucs. Le sport pour les sportifs ; les siestes à gogo pour les gros dormeurs (la fatigabilité est l’un des symptômes trop oubliés de la MH qui a pourtant une influence majeure sur les autres symptômes !) ; la danse (merci à Julie Salgues et Philippe Chéhère) ; vivre ses passions ; rigoler et pleurer ; faire sortir ses grosses colères tellement compréhensibles, quitte à utiliser un « sac à cri » pour ça ; prendre SON temps pour tout, justement parce qu’on en a peut-être un peu moins que les autres ; voyager, méditer, se faire masser, avoir un psy qui nous aide à accepter et à faire face, mettre des bouchons dans ses oreilles pour supporter le bruit du métro, aménager son temps de travail bien en amont de la maladie, bannir les open space, apprendre à adapter sa communication avec son orthophoniste (qui doit être nécessairement un peu poète), se faire aider par une assistante sociale qui nous guide dans la jungle des aspects administratifs de nos histoires… Et j’en passe ! Le tout est d’éviter le stress, car le stress, dans cette histoire, est notre poison n°1.
Apprendre à rater. La maxime de Becket.
« Essayer. Rater. Essayer encore.
Rater encore. Rater mieux ».
Samuel Beckett.
Dans notre maladie, avec certains Beginners on a compris qu’il était par exemple essentiel d’apprendre à tomber. Dans tous les sens du terme : physiquement, mais aussi, cognitivement et psychologiquement. On a fait nôtre la maxime de Samuel Becket : « Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux ». Les chutes et les ratages font partie de notre histoire, alors autant s’y préparer. Mais pas dramatiquement : pragmatiquement. Qu’est ce qu’on fait de nos chutes, de nos trébuchements… comment ils nous font comprendre où nous en sommes et ce qu’il faut déployer pour se faire mal le moins possible, et pour continuer à vivre nos vies telles qu’elle doivent rester tout du long : dignes d’être vécues.
Absolute beginners, nous le sommes tous lorsque nous nous engageons sur les chemins de ces métamorphoses, que ce soit la sienne ou celle de son bien aimé, de sa voisine, de son ami, de ses patients !
Et comme a dit Astri Arnesen, la présidente de l’Association Européenne Huntington lors d’un de ses derniers congrès, Huntingtoniens, nous le sommes tous corps et âme dans cette assemblée. Alors bon voyage à nous.
Merci au comité inter-associations Huntington, au Centre National de Référence MH et notamment à Delphine Delbos, aux docteurs Bachoud-Levi et Youssov.
Merci à la cité de la santé, et notamment à Nathalie Chalhoub et Séverine Brunet.