Comment lire un texte qui brûle les yeux ?

Par Alice Rivières8 décembre 2012

J’ai reçu la réponse d’Emmanuel Didier à ma demande d’ « accompagnement critique » de l’article sur le taux de suicide des passeurs du test de la MH. Cet article, de Almqvist E.W., Bloch M., Brinkman R., Craufurd D., Hayden M.R., « A worlwide assessment of the frequency of suicide, suicide attempts, or psychiatric hospitalisation after predictive testing for Huntington disease » a été publié dans The American Journal of Human Genetic [^1], en 1999 , et constitue, depuis, quasiment la seule référence citée dès qu’il s’agit d’évaluer le risque de passage à l’acte suicidaire des personnes qui passent le test.

[^1]: A Worldwide Assessment of the Frequency of Suicide, Suicide Attempts, or Psychiatric Hospitalization after Predictive Testing for Huntington Disease (PDF).

Or j’ai beaucoup de mal à comprendre véritablement cet article qui est tant cité, et dont les citations semblent tirer vers des sens chaque fois différents. Plusieurs voiles subjectifs semblent s’activer/se révéler au moment où j’essaie de le lire : la peur d’y trouver l’information selon laquelle je me trouverais moi-même en risque suicidaire accru, ou au contraire, l’appréhension d’y découvrir que le test que j’ai tant critiqué n’a en réalité pas plus d’incidences que ça pour les personnes qui le passent et que je suis la seule à laquelle c’est arrivé. Dans les deux cas, je me retrouve contaminée par une donnée qui, quand bien même elle est basique et creuse, voire totalement inappropriée, est considérablement puissante, accablante, contaminante : elle se met à poisser les choses, que je le veuille ou non. J’ai décidé de ne plus jamais m’aventurer toute seule dans cet article que je considère désormais comme une forêt dangereuse, et de trouver un guide/garde du corps avant d’y retourner. C’est ce rôle que j’ai proposé à Emmanuel Didier, qui est sociologue spécialiste des statistiques. Sa thèse, passée sous la direction de Bruno Latour en 2000, s’intitulait « De l’échantillon à la population. Sociologie de la généralisation par sondage aux États-Unis avant la seconde guerre mondiale ». Nous étions bons camarades lorsque je travaillais au CSI dans les années 90, son style détonnait beaucoup à l’Ecole des Mines, avec sa veste de jogging jaune et ses lunettes rétro, on aurait dit un héros de bande dessinée.

Voici ce qu’il m’a donc répondu :

« L’article que tu m’as envoyé repose sur une enquête auprès de 175 centres médicaux dans 26 pays. Tu comprends tout de suite que la prétention est d’asséner un argument universel (la terre entière). Ils ont demandé et reçu des informations sur  4 527 personnes ayant reçu une annonce concernant la maladie de Huntington (donc certains apprenaient aussi qu’ils ne l’avaient pas). Après cette annonce, 44 personnes ont commis un « acte catastrophique », c’est-à-dire 5 se sont suicidées, 21 ont fait une tentative, et 18 ont dû être hospitalisées pour raisons psys.

La question de la longueur du suivi post-annonce est importante, puisqu’ils n’ont d’info que pendant la durée de ce suivi. Or les deux derniers suicides ont été commis pendant la seconde année après l’annonce (c’est dans le grand tableau, p. 1298) ; de même les 3 dernières tentatives pendant la seconde année après l’annonce. Donc tard (et, personnellement, je me demande un peu comment ils peuvent laisser entendre que c’est lié directement).

Ensuite ils moulinent leur base de données, avec toutes les variables dont ils disposent. Ils peuvent dire que les 5 suicides ont tous été commis par des gens dont l’annonce avait été positive, qui étaient toutes des femmes, toutes au chômage, et toutes avec une histoire psy lourde. Pour les tentatives c’est un peu moins clair, mais proche.

Il n’y a pas de comparaison avec des statistiques extérieures à leur enquête. Du genre ; taux de « événement catastrophique » dans tel ou tel pays, en général. Or, si 5/4527 sur trois ans me paraît supérieur au taux de suicide global en France (mais je n’ai pas vérifié; et il faut garder en tête qu’ils additionnent des stats de différents pays, où les taux de suicides doivent être variés), je pense que si tu prends la catégorie des chômeurs ayant une lourde histoire psy, on ne doit pas en être loin du tout. Bref, il me semble bien qu’on se suicide à peu près autant dans leur population que dans une population analogue non concernée par Huntington.

Ceux à qui les auteurs de l’article s’adressent sont les personnes qui délivrent des résultats de test aux patients. Selon les auteurs, ce que leur enquête montre, c’est qu’il faut suivre les patients longtemps après leur avoir annoncé un résultat négatif car les conséquences les plus dramatiques peuvent avoir lieu tard. Oui, tu as raison, les statistiques de cet article sont formatées par ce public-ci, et pas du tout pour les malades.

Je comprends très bien pourquoi le papier t’énerve. Ils prennent toutes les poses d’une science soi-disant universelle avec des armes aussi subtiles que des tapettes à mouches. En particulier, ils calculent des taux et des incidences sur un nombre de patients ridiculement petit, qui relèverait bien davantage de la casuistique, pour reprendre le terme utilisé dans votre site. C’est quand même étonnant de passer de 5 personnes à un taux de 0, XX%. On préfèrerait qu’ils nous racontent ce qui est arrivé à ces cinq personnes. »

Ça me rappelle ce que disait mon prof de bio : ne jamais oublier qu’une statistique n’indique pas forcément un rapport de cause à effet : si 90% de personnes se chopent une indigestion en mangeant un kilo de mousse au chocolat qui se trouvait dans leur frigidaire, ce n’est pas à cause du frigidaire ni même à cause de la mousse au chocolat, c’est à cause du kilo. Le problème des statistiques est donc celui de l’interprétation, et c’est enfoncer une porte largement ouverte que de le dire. Mais alors comment se fait-il que les statistiques continuent à se doter d’une telle puissance, assénées à la rescousse de la plupart des argumentaires dès qu’ils veulent convaincre ?

Je trouve qu’Emmanuel entrouvre la porte d’une aventure palpitante (sans parler de son bon sens) lorsqu’il dit : ces cinq morts (ces cinq femmes) qui correspondent au pourcentage-clé de l’article, plutôt que de les convoquer ainsi en chiffre statistiquement moins que zéro, la moindre des choses serait de faire vraiment leur connaissance.

Grâce à ses balises, Emmanuel m’a donné la force pour relire cet article. Je me suis également intéressée à ses auteurs : que sont devenus Almqvist E. W., Bloch M., Brinkman R., Craufurd D., Hayden M.R. ? Qu’ont-ils écrit depuis (je compte sur mes doigts : ça fait 13 ans que cet article a paru).

Au moment de ce fameux article, Elizabeth W. Almquist, Ryan Brinkman et Michael R. Hayden appartiennent au Department of Medical Genetics et au Centre for Molecular Medicine and Therapeutics, University of British Columbia, Vancouver ; Maurice Bloch fait partie du même département de génétique que ses collègues, mais aussi de la Geriatric Division, Riverview Hospital, Port Coquitlam, British Columbia ; David Craufurd, lui, vient du Department of Clinical Genetics, St. Mary’s Hospital, Manchester, United Kingdom. Apparaît enfin, non pas comme co-auteur, mais comme commanditaire, partenaire (?), un groupe non précisément identifié : « On behalf of an international Huntington disease collaborative group », dont la liste est donnée en annexe et qui correspond aux généticiens et neurologues référencés dans le monde comme pratiquant le test présymptomatique. Selon le résumé figurant au début, cet article se place en amont de « l’implantation » de tests présymptomatiques de la MH, pour savoir ce qu’il en est des inquiétudes quant au risque d’augmentation d’« événements catastrophiques » (« catastrophic events (CEs) » – je crois qu’en français, en psycho, on dit : événements de vie dramatiques ?) chez les personnes qui passent ces test. En tous cas, pour les auteurs de cet article, les CEs correspondent exclusivement à des suicides réussis, des tentatives de suicides et des hospitalisations en psychiatrie. Et cela, déjà, c’est très discutable. Mettre « dans le même sac », les suicides avec les hospitalisations en psychiatrie me semble relever d’une compréhension assez grossière des choses.

Autre chose étrange parmi tant d’autres. L’article dit que sur les 5 personnes qui ont commis un suicide « réussi », toutes étaient symptomatiques de la MH : « In particular, all who committed suicide were symptomatic (four were diagnosed, and one was probably affected) at the time of the CE. Of those with an increased risk, 24 (64.8%) of 37 were symptomatic at the time of the CE. », op. cit., p. 1296.

Mais alors, ce n’est vraiment pas du tout la même configuration/problématique que les personnes a-symptomatiques qui passeraient le test et qui développeraient ensuite des conduites suicidaires puisque ces personnes sont déjà malades et symptomatiques.

Cet article montre donc que les passeurs du test de la MH ne verraient pas leurs chances de commettre des actes suicidaires/hospitalisations en HP augmenter, en revanche cet article souligne en creux que c’est la population huntingtonienne, symptomatique, qui, test ou pas test, serait plus suicidaire que la normale.

De Charybde en Scylla. Quelles sont alors les sources sur lesquelles on peut s’appuyer pour explorer le thème du suicide chez les huntingtoniens symptomatiques ?

Celles sur lesquelles se fonde l’article d’Almqvist sont les suivantes :

« This concern was based on higher suicide rates reported for HD patients compared with the general population [Hayden M.R., Ehrlich R., Parker H., Ferera S.J. (1980) Social perspectives in Huntington’s chorea. S. Afr. Med. J., 58: 201–203 ; Schoenfeld M., Myers R.H., Cupples L.A., Berkman B., Sax D.S., Clark E. (1984) Increased rate of suicide among patients with Huntington’s disease. J. Neurol. Neurosurg. Psychiatry, 47: 1283–1287 ; Farrer L.S. (1986) Suicide and attempted suicide in Huntington’s disease: implications for preclinical testing of persons at risk. Am. J. Med. Genet., 24:305–311 ; Sørensen S.A., Fenger K. (1992) Causes of death in patients with Huntington’s disease and in unaffected first degree relatives. J. Med. Genet., 29:911–914 ; Di Maio L, Squitieri F, Napolitano G, Campanella G, Trofatter JA, Conneally PM (1993) Suicide risk in Huntington’s disease. J. Med Genet., 30:293–295] and higher rates of psychiatric problems for persons at risk for HD (Oliver 1970; Kessler 1987). », Almqvist, p. 1293.

Et sans doute ici l’une des clés de la frayeur paralysante qui contamine ceux qui font passer le test : « Furthermore, surveys of attitudes toward predictive testing indicated that 11%–15% of at-risk individuals would contemplate suicide if they received an increased-risk result (Kessler et al. 1987; Mastromauro et al. 1987) », op. cit., p. 1294. L’un des buts recherchés par cette large enquête est de voir s’il serait possible de déterminer des profils types de personnes susceptibles de développer un fameux « CEs » après le test : « These factors might help to identify individuals at highest risk for CEs, toward whom strategies of support may be directed, in order to prevent these serious adverse reactions. », op. cit., p. 1294.

L’une des hypothèses relayées par cet article, c’est l’idée selon laquelle le moment de survenue des fameux suicides pour les personnes symptomatiques coïnciderait avec le début de déclenchement de la maladie (« onset ») : « Prior to the advent of predictive testing, the time around the onset of HD has been recognized as a time of high risk for suicide, since persons aware of the course of the illness are still able to both plan and implement a suicide strategy. », op. cit., p. 1299. Et là, il n’y a pas de référence. Pourtant, ce n’est pas rien une assertion pareille !

Et d’abord, pourquoi voudrais-je aller par là ? Je veux dire, pourquoi s’intéresser de manière quasi obsessionnelle à cet article princeps sur les risques suicidaires/psychiatriques liés au test et à la MH ? Pour des raisons plus ou moins sombres. La plus lumineuse, c’est qu’il me semble que si les histoires d’agressivité, d’anosognosie, de démence, doivent être rediscutées et étayées différemment, les suicides doivent être également approchés et essayés d’être regardés, voire compris, si cela est possible, différemment. Car pour l’instant, la seule chose qui est dite sur ces suicides c’est qu’il y a corrélation forte entre Huntington et le nombre de suicides. Mais on ne dit pas pourquoi. Jusqu’à preuve du contraire, aucune maladie, y compris Huntington, ne rend les gens suicidaires. C’est le même rapport de cause à effet que le frigidaire et la mousse au chocolat de tout à l’heure. Ou alors, si c’est cela, si vraiment il y a quelque chose dans Huntington qui favorise le passage à l’acte suicidaire, ça vaudrait le coup de l’étudier très finement en tant que tel. Un goût, une appétence, un désir, une facilité pour la mort et/ou un dégoût symétrique pour la vie ? Un monde dans lequel il s’agit d’aller résolument vivre, et qui ne serait pas le nôtre ? Je ne sais pas, j’écris pour voir. Comme en cuisine : réservons cette question, sur le plan de travail, au frais, à l’abri des mouches, pour plus tard.

Quand on regarde le nombre d’auteurs, signataires, mais aussi participants à l’enquête, une centaine en tout, on ne peut que constater l’effort considérable pour une signification si pauvre ; le résultat me semble assez caricatural de la manière dont on mène des enquêtes en médecine. Il faudrait voir si les choses continuent ainsi ou si ça a évolué.

Comme pour le Copenhague re-enactment réalisé à Sciences po l’année dernière, imaginer un Almquist and al. re-enactment ? Comment on reposerait, fabulerait, cette fameuse question du risque suicidaire pour avoir, cette fois, des informations qualitatives, nuancées – bref des histoires derrière les chiffres ? Avec la même envergure d’enquête. Pourquoi pas avec les mêmes auteurs, si cela les intéresse ?

Non pas une démarche à la Perec, mais bien une tentative d’aller un pas plus loin, en reprenant le même point de départ et en inventant une nouvelle méthodologie qui bifurque justement de la précédente (une bifurcation dingdingdonguienne). Ce qui est très intéressant avec cette idée, et avec ce texte précisément, c’est qu’il permet d’embrasser la problématique du test en même temps que celle de la maladie, avec une perspective longue (études longitudinales). Ça pourrait faire l’objet d’un appel d’offres pour un chercheur capable de penser, avec Ddd, une refonte totale de l’approche, du design de cette étude, mais avec la même ampleur. Avec un financement à la clé qui puisse permettre aux chercheur(s) d’y passer le temps nécessaire. Monter une équipe ad hoc : généticien, anthropologue, statisticien, neurologue, écrivain + une résidence qui ne serait vouée qu’à cette écriture ? Je rêve, JE RÊVE ! Dieu comme c’est bon de rêver.

Noter que, dès 1985, Nancy Wexler faisait partie de ceux qui étaient inquiets des conséquences du test sur les personnes (cf. son article de 1985).

Voir aussi le texte de Stephen Jay Gould : « The Median Isn’t the Message »[^2], qui est une histoire qui marque définitivement l’esprit sur la manière dont on peut transformer une médiane statistique ne vous donnant que huit mois à vivre avec votre cancer, en lecture justement spéculative, pleine de tout ce que cette médiane ne dit pas tout haut dans le monde des probabilités, mais qu’elle chuchote toute bas dans le monde des possibilités.

[^2]: The Median Isn’t the Message by Stephen Jay Gould (PDF)


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