À propos du tact

Par Alice Rivières28 décembre 2012

Dans son dernier livre, L’Œil de l’esprit (2011), Oliver Sacks raconte qu’un homme dont la femme souffre d’une pathologie neurologique qui lui handicape partiellement la perception visuelle, lui demande conseil sur la bonne manière de s’y prendre avec elle, notamment en termes d’assistance. Sacks réfléchit :

« Affaire très délicate, sans conteste. Dans quelle mesure devait-il intervenir pour tenter de dissiper le désarroi perceptuel de son épouse ? Devrions-nous vraiment souffler le nom manquant à un ami ou à un patient qui a oublié le patronyme de quelqu’un ? Moi qui n’ai aucun sens de l’orientation, qu’est-ce que je préfère ? Qu’on m’évite de partir dans une mauvaise direction ou qu’on me laisse m’escrimer à trouver le bon chemin par moi-même ? Jusqu’à quel point quiconque aime-t-il qu’on lui “dise” quoi que ce soit ? (…) La seule règle que je pouvais proposer, dis-je, c’était celle du tact : à chaque situation correspondait une solution spécifique. » (O. Sacks, L’Œil de l’esprit, p. 39).

Le tact, donc. Cela semble simple, relever du bon sens, mais en réalité, dans la pratique médicale en particulier, c’est une posture extraordinairement sophistiquée et difficile à tenir. Car faire preuve de tact avec ses patients exige de modifier complètement ses manières de réfléchir et de faire, en se mettant à chaque instant « à la place » de la personne que l’on a en face de soi. Comment parvenir à faire une chose pareille ? On n’apprend pas cela en faculté de médecine, on y apprend même tout le contraire : prendre de la distance, être neutre, purifier/objectiver la scène, transformer la personne en « cas ».

La manière dont Sacks travaille et réfléchit en tant que médecin montre qu’il est possible de travailler en s’incluant soi-même en tant que sujet susceptible de partager une expérience avec le malade, et pas seulement en tant qu’intervenant-technicien. Dans ses livres, comme dans le passage qui précède, Sacks s’inclut sans cesse lui-même dans les donnes de la réflexion : « Moi qui n’ai aucun sens de l’orientation, de quelle manière préfèrerais-je me faire aider  ? » etc.

Il n’est d’ailleurs pas du tout anodin que le livre de Sacks regorge, plus que jamais, de témoignages, non pas seulement de malades, mais de médecins malades, de scientifiques et d’artistes qui, après être passés par l’épreuve de la maladie, en font le compte rendu détaillé. C’est dans ses livres que l’on trouve parmi les plus beaux matériaux pour réfléchir aux types de questions que pose Ddd, car ce sont toujours des récits réflexifs : des descriptions où les patients ne sont pas juste des cas qui seraient décrits de l’extérieur, mais des témoignages, racontés à la première personne, où les personnes ne manquent jamais de donner leur avis sur ce qui leur arrive. Et avec un intérêt tout aussi puissant, Sacks s’intéresse aux manières spontanées que trouvent les malades pour faire avec leurs troubles, le plus souvent en trouvant ce qu’on appelle des stratégies compensatoires. Ce n’est alors pas tant par humanisme qu’il observe ces stratégies avec autant d’intérêt et de bienveillance : c’est en les suivant à la trace qu’il prend progressivement connaissance de ce couple étrangement ligoté : la personne-maladie, et c’est là également qu’il trouve ses principales pistes thérapeutiques.

Sacks va d’ailleurs jusqu’au bout de cette logique et transgresse les manières de faire habituelles en médecine en prenant carrément exemple sur son propre cas, qui est longuement exposé dans ce livre (que ce soit pour raconter comment il souffre lui-même de prosopagnosie, trouble qui rend difficile, voire impossible, la reconnaissance des visages et des lieux, à tel point qu’il reconnaît ses voisins grâce à leurs chiens qui possèdent des caractéristiques bien plus saillantes que leurs maîtres ! ou que ce soit, comme je le découvre avec grand chagrin dans le dernier tiers du livre, parce que depuis trois ans, il est atteint d’un cancer de la rétine qui vient de le rendre aveugle d’un œil [^1].)

(Parmi la dizaine de témoignages qui compose le dernier livre de Sacks, celui qui est à mes yeux le plus poignant est bien sûr celui d’un écrivain, Howard Engel, qui avait perdu la faculté de lire (alexie) sans avoir perdu celle d’écrire, et qui a donc du trouver une méthode pour continuer d’écrire ses livres alors qu’il ne pouvait plus lire ce qu’il écrivait.)

Mais revenons au tact.

La réplique fameuse de Fabienne Tabard (Delphine Seyrig) à Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud), dans Baisers Volés de François Truffaut nous en donne une définition qui nous permet d’éviter un premier écueil :

« Un monsieur en visite pousse par erreur la porte d’une salle de bain et découvre une dame absolument nue. Il recule aussitôt, referme la porte et dit : “Pardon madame !” Ça, c’est la politesse. Le même monsieur poussant la même porte découvrant la même dame complètement nue sort, lui, en disant : “Pardon monsieur !” Ça, c’est le tact. »

Faire preuve de tact signifierait-il donc faire comme si ce que l’on voit de potentiellement embarrassant pour son interlocuteur n’existait pas ?

Je ne le pense pas. Un exemple, tiré de mon journal (je tiens un journal depuis le début de l’aventure huntingtonienne ; j’en rapporterai parfois des passages, non sans avoir supprimé ou transformé les détails qui pourraient rendre reconnaissables les différentes personnes qui y figurent) nous permet de comprendre à quel point cette définition du tact est impuissante à aider les interlocuteurs des malades, que ce soit les proches ou les médecins.


« [Début avril 2008] Lucie. Tu pulvérises tout mon blabla. Lucie a 32 ans. On ne se connaît pas, on a fait connaissance sur le forum de la MH et pour la première fois on s’est parlé tout à l’heure, pas loin de 50 minutes au téléphone. Lucie a la voix grave d’un jeune garçon et parle saccadé comme une mitraillette, plein de bouts de mots en même temps, bégaye, bafouille, petit garçon farouche — je ressens immédiatement une espèce d’amour inconditionné et déraisonné pour elle/et de la rage contre cette chierie, c’est pas juste c’est tellement pas juste c’est dégueulasse merde ! Lucie… Je le craignais depuis le début : Lucie n’est pas que porteuse, elle est déjà malade… Et c’est très très tôt et c’est très mauvais, parce que ça signifie que c’est une forme précoce de la maladie. Sa mère est morte il y a deux ans de la MH, à cinquante ans, probablement victime d’une fausse route, après avoir développé la maladie à partir de 25 ans. Lucie a fait le test il y a un an, en étant persuadée de l’avoir. Je lui demande pourquoi : persuadée de quoi ? Elle me dit qu’en fait c’était plutôt son père qui l’encourageait à faire ce test parce qu’il trouvait qu’elle ne marchait pas droit. “Il paraît que j’oscille, que j’ai des mouvements saccadés”. Je lui demande : mais toi, tu sens quoi ? “Moi je ne sens rien, mais il paraît que j’ai ça, un peu. Quand j’ai su, je l’ai dit à des collègues et ils m’ont dit que ça ne se voyait pas.” “Un peu comme si tu étais au début de la maladie.” “Voilà” me répond-elle. “Et toi, me demande-t-elle : t’as des signes ?” Je lui dis : Je ne crois pas, la neuro a dit qu’elle ne voyait rien. Je crois juste que je perds un peu la mémoire. Elle me dit qu’elle perd un peu la mémoire aussi, mais que ça ne la gêne pas parce qu’au boulot elle fait tout le temps la même chose (elle travaille dans une grande administration où elle s’occupe du rangement des archives).

Lucie pulvérise un peu mes espérances concernant l’anosognosie. Il faut être très très fine et ralentir beaucoup à partir de maintenant sur cette question, pour ne pas juste tenter d’obtenir ce qui me rassurerait en la matière et pour ne pas rater de recueillir ce à quoi je ne m’attends pas. Lucie a une drôle de démarche et elle ne s’en rend pas compte. Elle dit dans un forum qu’elle a besoin d’une rampe quand elle descend les marches et qu’elle avale de travers la viande. Elle dit qu’elle n’a pas l’impression d’être malade mais moi je sens qu’elle est déjà un peu malade. La neuro du test lui a d’ailleurs dit qu’elle est “au début”.

Parmi les choses non pulvérisées mais au contraire renforcées par notre conversation, elle est complètement d’accord avec moi quand je dis que je veux rencontrer des malades pour qu’ils m’apprennent ce que c’est que cette maladie, parce qu’ils le savent mieux que les médecins. Elle est complètement d’accord aussi quand je dis qu’il ne faut pas nécessairement mélanger les proches et les malades dans les associations et les forums, que tous ces espaces servent plus aux proches qu’aux malades et qu’en plus, c’est très dur en tant que malade de lire à longueur de temps les plaintes des proches qui n’en peuvent plus d’avoir à s’occuper des malades.

(…) On va se voir. J’ai très envie de la voir, je ne sais pas bien pourquoi, enfin si je sais très bien : j’ai évidemment très envie de sauver Lucie.

[Un peu plus tard dans le mois] Hier, nouvelle conversation téléphonique avec Lucie. Elle me redemande pour les symptômes : mais toi, t’en as ? Je lui réponds le plus honnêtement possible : je ne crois pas. Parfois je crois que oui, à cause de l’angoisse, de la confusion, ou des trous de mémoire, mais je ne crois pas que ça ait véritablement démarré pour moi. Elle me dit qu’elle non plus elle ne croit pas, mais que son père lui dit qu’elle marche de traviole. Elle-même ne sent pas qu’elle marche bizarrement, elle a juste parfois un peu de mal à descendre les escaliers. Et oui, parfois, elle s’étrangle un peu en mangeant. Moi je me sens un peu mal, parce que rien qu’à sa voix, j’entends quelque chose. La façon dont ses mots ne sortent qu’en partie, hachés, comme si on n’entendait que la crête de ce qu’elle veut dire. J’ai du mal à la comprendre quand elle me parle. Et je ne lui dis pas, je ne lui demande pas depuis quand elle parle ainsi, et je m’en veux terriblement de ne pas avoir ce courage, de faire comme si je ne m’apercevais de rien, ce qui est précisément ce que je reproche à ceux qui croient en l’anosognosie. De toutes façons, on s’est dit que vendredi, quand on se verrait, on se dirait, pour les symptômes : chacune dira à l’autre exactement ce qu’elle voit. Et s’il y a une différence entre ce que l’une voit et ce que l’autre ressent, on essaiera de comprendre le pourquoi de cette différence. Elle dit souvent : “nous les malades”, et je glisse alors dans ce nous-là, je dis “nous” avec elle, mais je me sens comme un imposteur parce que je ne me sens pas malade, et en même temps c’était tout mon propos depuis cet été : je n’ai rien à attendre puisque je suis déjà malade. Lucie m’apprend tant en si peu de temps. J’ai envie de pleurer tout le temps quand je l’écoute. Je lui ai dit que souvent, je me dis que je n’irai pas jusqu’au bout, que j’arrêterai, non pas par désespoir mais au contraire par goût de la vie. Elle me dit qu’elle ne pense jamais ça. Qu’elle pense toujours qu’elle ira jusqu’au bout, au bout du bout, parce qu’ils peuvent trouver un traitement. Lucie a un sacré courage.

[Quelques semaines plus tard] J’ai rencontré Lucie. Raconter Lucie va être très difficile, tout ce que je ressens pour elle est tellement spécial, moiré, complexe, je voudrais ne rien diminuer de ce qu’elle est, ce qu’elle est tout court et ce qu’elle est pour moi. Je suis allée la voir vendredi soir, je l’ai rencontrée sur son lieu de travail. Quand je l’ai vue, j’ai vu deux choses, une très jolie jeune fille qui ressemble à un garçon manqué de 17 ans et sa démarche qui témoigne déjà d’une avancée certaine de la MH. Lucie marche vraiment moins bien que maman. Et puis j’ai vu ses yeux, ils ont la même couleur que ceux de mon chat, vert d’eau avec beaucoup d’anis et de doré dedans et ils se fixent sur moi comme s’ils voulaient tout décoder, tout, tous les secrets que j’ignore moi-même et que je porterais pourtant, tout le sens que je ne sais pas exprimer, que j’échoue continuellement à savoir dire, c’est cela qui est scruté de toutes ses forces par le regard agrippé de Lucie. Son regard s’accroche sur le moindre mouvement, notamment des mains, dès qu’une de mes mains bougeait pour accompagner un propos, Lucie se mettait à la suivre du regard comme s’il s’agissait d’une autre bouche en train de dire quelque chose. Comme si elle écoutait par les yeux autant que par les oreilles. Et puis Lucie parle difficilement et ça je l’avais déjà entendu au téléphone.

Chaque matin et chaque soir, elle fait 100km de train pour aller travailler. Travailler lui donne énormément de plaisir. Elle s’ennuie le week-end, elle est bien ici. Elle travaille là depuis près de dix ans. Mais depuis quelques temps, elle fait tomber des dossiers et elle est tombée elle-même dans l’escalier et ça la déprime énormément. Je me rappelle notre “serment” au téléphone où il était question de lui dire ce que je voyais d’elle en termes de symptômes et je me dis soudain que c’est hors de question que je fasse une chose pareille. Je vais mentir ou ne rien dire. Je ne peux pas. Je ne suis pas prête, je veux inventer des mots appropriés et je ne suis pas prête. Plusieurs fois lors de notre rencontre, je ravale mes sanglots. Durant la soirée qui suit, je pleure sans discontinuer jusqu’à ce que D. me fasse rire à coup de chat interposé.

Je ne sais pas comment Lucie a vécu notre rencontre de son côté. Je ne sais pas ce qu’on va faire ensemble. Je ne supporte pas l’idée qu’elle se dégrade si rapidement. C’est comme si je l’avais toujours connue, une petite sœur ou un enfant, voilà c’est aussi scandaleux que de voir décliner sa petite sœur ou sa petite fille. Je sens que je pourrais être aspirée par le chagrin vertigineux et désespéré que je ressens quand je pense à elle. Faire la connaissance de Lucie c’est emprunter un raccourci terriblement douloureux. »


Le tact, ce serait une manière de trouver les moyens de réussir cette rencontre avec Lucie, autant pour elle que pour moi, les proches, les médecins, nous-autres. Ce serait de ne pas mentir mais d’« inventer des mots appropriés ». Ce serait « d’être prêt ». Le tact, c’est donc bien plus qu’une simple posture délicate, et il ne fallait pas moins d’un dingdingdong pour commencer à travailler à la mise en œuvre d’un tel appareillage.

C’est comme toujours dans le Dictionnaire historique de la langue française que je découvre une voie profonde et fertile pour travailler mon affaire :

« TACT n. m. est emprunté (v. 1354 puis v. 1570. Paré) au latin tactus “action de toucher, attouchement”, au figuré “influence”, dérivé du supin (tactum) de tangere “toucher” (-> tangente, tangible). • Tact a d’abord désigné le sens du toucher, aujourd’hui réservé au nom toucher, sauf pour désigner spécialement ce sens quand il permet d’apprécier les divers stimuli mécaniques s’exerçant sur la peau et les muqueuses. • Le mot a pris son sens figuré moderne de ”délicatesse, doigté” (1757 par métaph. ; repris XIXè s.). Il avait désigné la faculté de juger rapidement sur de faibles indices (1769), notamment en ce qui concerne les usages du monde, les convenances. »

Comment parvenir à ériger cette qualité si complexe, qui demande une si grande finesse d’analyse de ce qu’est notre interlocuteur, son monde, autant que le nôtre, en manière de faire généralisée pour la médecine ?

Je pense aussi aux multiples témoignages de patients recueillis par mon amie Catherine, psychologue, à propos de ce genre de petites phrases, qui ne sont pas dites « avec de mauvaises intentions », mais qui peuvent pourtant vous tuer sur place.

Alors du tact, oui, mais comment faire ? Je pense que tout change si on considère le tact moins comme une « bonne posture » à adopter que comme un processus en cours, une méthodologie de connaissance (et là, je ne peux pas m’empêcher de me rappeler que, en hébreu, pour dire « s’accoupler » on dit « connaître » – Et Adam connu Eve). Une méthodologie à inventer pour, comme le rappelle Rey dans son dictionnaire, entrer véritablement en contact avec, quitte à produire artificiellement les conditions d’émergence de ce contact.

« Connaître, ce n’est plus posséder un savoir, mais chercher à le produire, le créer. On sort du monde des connaissances familières pour suivre une série de signes qui nous entraînent vers un autre monde. » (À propos de la philosophie de William James, Lapoujade, Fictions du pragmatisme, p. 124).


Je croyais en avoir terminé avec le tact mais pendant la nuit il m’apparaît clairement que si quelqu’un a véritablement élaboré une espèce de dispositif de production de tact, c’est finalement bien le personnage joué par Delphine Seyrig, avec son geste d’envoyer une lettre contenant une telle définition du tact après que Jean-Pierre Léaud l’a appelée Monsieur par inadvertance et qu’il meurt de honte depuis dans sa chambre de bonne. La scène de Baisers volés nous montre deux manières de faire preuve de tact, la première est celle de la petite fable racontée par Seyrig – un homme appelle Monsieur une dame surprise nue dans sa salle de bain – et la deuxième est celle de Delphine Seyrig elle-même dont le geste transforme la honte de Léaud en un moyen d’apprendre quelque chose sur ce qui leur est arrivé.

En termes d’effet sur la honte, les deux scènes sont comparables, mais en termes de conséquences pour la suite de la relation entre les personnes concernées, il y a un monde de différence : dans la première une porte est délicatement fermée tandis que dans la deuxième elle est ouverte tout aussi délicatement, transformant la situation en une occasion de connaissance.

[^1]: Sans oublier l’un de ses plus beaux livres, celui qui marque la naissance de cet Oliver Sacks que nous lisons aujourd’hui, qui n’est pas un neurologue « tout court », mais un neurologue-explorateur, son livre Sur une jambe, exclusivement consacré à son expérience de patient, lorsqu’après un accident de montagne il a été paralysé pendant plus d’un an et qu’il a été transformé en « cas » par ses collègues.


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