« Il faut garder espoir…», certes. Mais l’espoir, qu’est-ce que c’est ?
Je crois qu’évoquer la question de ma propre force dans ces notes n’est pas hors sujet. Mais parvenue à ce point, j’hésite à continuer d’écrire, car si le désespoir fait partie des fondamentaux de l’expérience huntingtonienne, c’est un sujet terrorisant. Dans le sens politique du mot : il génère une forme de menace vis-à-vis de laquelle la pensée s’arrête, acculée, paralysée, comme si elle s’exclamait : désespoir à l’horizon, replions-nous ! Or je ne veux terroriser personne, à commencer par moi. Ce que je veux, c’est trouver le bon moyen d’aborder ce sujet qui est fondamental car omniprésent avec Huntington dont les malades se suicident quatre fois plus que dans la population normale. Je parle de « désespoir », pour prendre comme porte d’entrée le terme d’usage, mais en réalité je ne suis pas du tout sûre que les gestes suicidaires évoqués par les statistiques renvoient systématiquement à du désespoir. En tous cas, c’est sans doute un petit peu plus complexe et multiple que ça (à ce sujet, voir la note sur l’article d’Almquist et al. sur le risque suicidaire chez les malades Huntington).
Tout d’abord, s’il y a une chose qui me semble assez suspecte dans cette histoire de désespoir, c’est la notion d’espoir, molle et infinie, vide, bouche-trou. Dès qu’il s’agit de Huntington, on retrouve le mot partout. La plus grande association française s’appelle Huntington Espoir, et le mot clignote sur toutes les pages d’accueil des autres associations comme un étendard, voire un mot d’ordre : « il faut garder l’espoir ! ».
Mais l’espoir nous poisse la vie, à nous autres huntingtoniens ! Parce qu’il ressemble plus à une idéologie qu’à une expérience. C’est une espèce de divinité abstraite, consensuelle, paniquée et culpabilisante, à laquelle il faudrait croire coûte que coûte sinon on n’aurait vraiment plus rien, ce serait le désespoir, et alors on serait totalement foutus. L’espoir fonctionne comme un parti politique totalitaire : il faut garder espoir (sous-entendu : de trouver bientôt un traitement), il n’y a pas d’autres alternatives possibles. Nous sommes tous d’accord qu’il faut espérer qu’un traitement soit mis en place un jour, mais nous n’y sommes pas encore. Espérer, pour ceux qui étaient affectés hier, et pour ceux qui sont affectés aujourd’hui, qu’est-ce que cela recouvre en termes d’expérience ? Qu’est-ce que génère le fait de vivre en espérant que quelque chose arrive, quand ce quelque chose n’est pas près d’arriver, à part du désespoir ?
Ça me fait penser au mari de Justine dans Melancholia qui se suicide quand il comprend qu’il n’y a plus d’espoir. Parce qu’alors, il n’y a plus rien du tout. Il n’existe aucune pensée, aucune articulation, aucune épaisseur, aucun contenu entre espoir d’un côté, et désespoir de l’autre. Comme avec la métaphore de la pièce de monnaie utilisée un jour par une psychologue pour expliquer ma situation de personne à risque : c’est totalement l’un ou totalement l’autre. L’entre-les-deux ne mesure que quelques pauvres petits millimètres.
Et puis, au regard de ces histoires de suicides huntingtoniens, on parle de « désespoir » mais qu’est-ce que cela recouvre en réalité ? Du trop ? Du pas assez ? Du triste ? De la puissance ? De l’impuissance ? De la douleur ? De l’envie de mourir pour avoir la paix, ou quelque chose d’encore plus spécial : de l’envie de mourir parce qu’on a juste envie de mourir, telle une attraction pour quelque chose de fatal, avec lequel on entretiendrait une relation d’appartenance ?
Ce sont des questions sombres, effrayantes. Et moi, au lieu de les contourner pour me préoccuper d’autre chose (pour me « changer les idées »), je m’en approche au contraire, et je ne veux pas m’en éloigner tant que je n’aurai pas franchi un certain seuil de compréhension à leur égard.
On peut trouver ça morbide, comme attitude, et c’est vrai que ça peut l’être, si, symétriquement, je n’explore pas les choses en termes de multiplications de paris possibles. Par exemple : la question de l’enfant, en ce moment, me fait énormément douter. Je me demande si je peux faire une chose pareille, faire un enfant. Au-delà de la peur d’être une mère malade, j’ai surtout peur (je suis en train de découvrir en tous cas que je possède cette peur qui me surprend beaucoup moi-même) que d’avoir un enfant m’empêche d’expériencer les choses jusqu’à ces cavités extraordinairement reculées où vivent les êtres des abysses, comme dirait Lucien Hounkpatin, ces puissances qui font craquer la vie. Parce qu’alors j’aurais l’impression de sacrifier quelque chose d’unique que je porte, qui fait partie de moi. Cela peut paraître fou de mettre en balance ainsi un enfant d’un côté, et de l’autre ces puissances de la maladie dont je parle (par exemple : être libre de devenir la démente que j’abrite ; être libre d’en finir comme et quand je le voudrais etc.), mais c’est ainsi.
Ne pas être morbide, ce serait ça : être capable de multiplier les paris sans qu’ils se mangent les uns les autres, ce serait parvenir à considérer les deux paris comme pouvant être emboîtés l’un dans l’autre : une aventure dans l’aventure, ou encore tuilée l’une sur l’autre, ou encore concomitante. Dans le Comte de Monte Cristo, l’épisode de l’enfermement et de la métamorphose est vécu par Edmond Dantes jusqu’à la dernière goutte pendant vingt ans, avant qu’il ne bascule totalement dans un troisième mode d’existence, celui de la liberté et de la vengeance. Dumas nous montre qu’il est possible de vivre trois vies consécutives, et le roman s’arrête d’ailleurs au démarrage de sa quatrième vie, quand il s’en va avec la belle Haydée.