Inspecteur Colombo contre Inspecteur Harry
Ici, le chemin est escarpé : j’avance prudemment, en tâtonnant, pour essayer de comprendre ce que je perçois, dans la manière de raconter les histoires Huntingtoniennes, comme une coupure du monde en deux, avec les porteurs qui se trouveraient d’un côté, et les non-porteurs de l’autre. Cette bipartition, je ne la ressens pas toujours, mais suffisamment souvent pour que cela m’interroge. Or il me semble que cela dépend chaque fois de comment l’histoire m’est racontée.
Il faut dire que narrativement, il y a toujours un moment-fourche qui distingue ceux qui sont porteurs de ceux qui ne le sont pas, surtout avec le test qui comprime tout cela en un récit répondant à des règles fixes, un scénario pré-conçu avec ses étapes jalonnées, son unité de temps, d’histoire et de lieu, et son issue apparemment si simple et si claire en forme de oui-ou-non. Au niveau structurel, ça rappelle les jeux à processus éliminatoire si cruels de la TV, ou encore le « Qui veut gagner des millions ? » présenté en France par Jean-Pierre Foucault, lequel vous demande « c’est votre dernier mot ? » avant de franchir chaque étape, et de (vous) faire tourner la roue qui déterminera si vous avez tout gagné ou tout perdu. Le spectateur est alors pris dans un suspens irrésistible, jusqu’au résultat final qui marque la fin de la tension dramatique de l’histoire, en tout cas du suspens qui avait pour vocation de susciter en nous toute cette attention.
Je trouve que le suspens est un ressort formidable et qu’on doit naturellement s’en servir lorsqu’on raconte des histoires, alors pourquoi celui-là résonne pour moi comme quelque chose d’un peu facile, voire même d’un peu vulgaire, cousu de fil blanc ? – et d’ailleurs je n’ai jamais entendu un porteur raconter son histoire en utilisant ce type de suspens-là : on sait toujours déjà, avec les porteurs, qu’ils le sont, dès le début de leur récit. Longtemps, j’ai pensé que l’agacement que je ressens à leur égard était un peu suspect : oui bon ok, vous avez eu peur, pas la peine d’en faire une montagne. Alors que je sais pertinemment, pour l’avoir éprouvé au sein de ma propre famille, que ce qui se joue pour les sujets à risque qui font le test et qui ne se révèlent pas porteurs, autant que pour ceux qui décident de ne pas se soumettre au test, est une épreuve toute aussi difficile à traverser, épreuve qui ne finit pas après le résultat parce que dans tous les cas, le résultat du test n’est pas une fin, loin de là. Ce n’est pas non plus un début : c’est un « beau-milieu ». Le cœur palpitant de tout un nouvel agencement.
J’ai arrêté de culpabiliser de ressentir un tel agacement, lorsque j’ai compris que ce dernier n’est en aucun cas lié au résultat lui-même, attaché au statut des uns et des autres vis-à-vis du gène de la MH, mais à la façon de raconter ces histoires.
Il en va de la différence entre deux registres fondamentaux de suspens. Le premier correspond au type « Inspecteur Harry » : toute la tension narrative est portée par le « qui (a commis tel ou tel crime) ? » lequel emporte Clint Eastwood dans une course éperdue et généralement superbement sportive, qui trouve son apogée à la fin du film quand il met enfin la main sur le coupable. Avec le deuxième registre, porté par l’Inspecteur Colombo, c’est tout l’inverse. Le « Qui ? » ne fait jamais l’objet du suspens pour le spectateur, puisque chaque épisode commence justement par montrer le meurtrier en train de commettre son crime. Tout le suspens de l’histoire repose sur la question du « comment » et du « pourquoi », que nous sommes dès lors invités à partager pas à pas avec Colombo, prenant chaque fois au passage une magnifique leçon de ruse et de pragmatisme.
Dans les deux cas, le ressort visant à provoquer de la tension marche très bien – et d’ailleurs je suis la première à être prise par un tel effet lorsque je regarde un film de la série des Inspecteur Harry. Mais contrairement à l’accélération en œuvre du côté de chez Harry, il en va toujours avec Colombo d’un mouvement inverse d’épaississement et de ralentissement, suivant scrupuleusement le rythme de la résolution patiente, attentive, hésitante, de la profonde énigme au service de laquelle il se met durant tout l’épisode. Être à la hauteur d’une telle énigme contraint alors Colombo à provoquer sous nos yeux une rencontre-événement entre sa propre intelligence et les signes que lui chuchote le monde, tel un véritable Sioux de Los Angeles.
Il faudrait s’inspirer de Colombo pour apprendre à raconter comment l’épreuve du test, quel que soit son résultat, engage sur une métamorphose qui va entraîner celui qui la subit, non seulement dans une recomposition de son avenir, mais aussi dans une réécriture de son histoire passée et de celles de sa famille. Apprendre à dérouler pas à pas, vers l’arrière, le présent et le devenir, tous les fils qui constituent l’immense énigme que nous partageons tous, que nous soyons ou non porteurs, que nous décidions ou non de passer le test : comment faire pour s’approprier un tel savoir (ou non-savoir), et pour en faire quoi ?