La construction de la spontanéité
Découverte de Josef Schovanec, chercheur en philosophie porteur du syndrome d’Asperger, qui sait remarquablement bien traduire ce que ressent, éprouve, pense un autiste. Il faudrait beaucoup s’en inspirer avant de commencer à appréhender la manière dont « l’autre » ressent ce qu’il ressent. Notamment au sujet de ce que nous percevons comme des handicaps, mais qui sont en fait des capacités, certes singulières et très différentes des nôtres. Dans une très belle émission sur France Culture (in Cinq émissions sur la question de Spinoza : « Que peut le corps ? »), J. Schovanec raconte comment les autistes peuvent parfois avoir justement des capacités extraordinairement développées, par exemple pour l’apprentissage des langues. Il compare cette faculté à l’exercice de la diplomatie – j’y reviendrai plus tard.
Pour Ddd, Josef Schovanec peut nous aider à appréhender l’anosognosie différemment : il n’y aurait pas absence de conscience d’être malade, mais une conscience relevant d’une nature différente, très difficile à appréhender. Peut-être une conscience-loupe, ou une conscience-myope. Est-ce le même genre de questions que se posent les éthologues : la conscience de la mouche, ou bien celle du singe, ou bien celle de l’oiseau ? Il faudra parler avec Vinciane aussi de tout cela. L’apport de Joseph est précieux parce qu’il est si rare d’avoir accès à un système à ce point radicalement différent, et d’en avoir une description aussi fine.
Ici, je vais retranscrire une vidéo de quelques minutes que j’ai trouvée sur dailymotion. Josef Schovanec, jeune homme d’une trentaine d’années, chemise blanche, petites lunettes de métal, y est interviewé devant une bibliothèque. On devine que c’est la sienne, ou en tous cas celle de quelqu’un et pas une bibliothèque publique, du fait du désordre chaleureux qui y règne : livres en profusion, cd mélangés aux livres, petits objets qui habitent le rebord des étagères. Très important, il faut évoquer la voix de Josef, autant que son débit, qui sont tous deux très particuliers. Le timbre est un entre-deux femme/homme ; quand je l’ai découvert à la radio, par hasard (j’étais en train de préparer une marinade pour le poulet), j’ai d’abord cru que c’était une femme ; l’intonation est quasi monocorde, et en même temps le débit est extraordinairement sûr, allié à une construction parfaite du propos. Jamais aucune hésitation, pas de « euh », pas de digressions, l’ensemble donne l’impression qu’il est en train de lire un livre. Dans l’interview que je retranscris, la mention qui apparaît sous son nom est la suivante : « bac + 11, parle 7 langues étrangères ». Cette interview a probablement été produite pour un site autour de l’autisme, en tous cas elle a été postée ici par « autisme-info31 ». Plus tard, j’apprendrai également qu’il a fait une thèse sur les origines de la pensée de Heidegger à l’EHESS.
Je me demandais que mettre après le nom de Josef, quel mot pourrait articuler convenablement ce nom avec la mention « syndrome d’Asperger » ? « Atteint par le » ? « Affecté par le » ? Et puis j’ai regardé ce qu’avait écrit celui qui a mis en ligne la vidéo. Il a mis : « Monsieur Josef Schovanec est chercheur en philosophie et sciences sociales, et porteur du syndrome d’Asperger ». Dire « porter » pour exprimer la relation de la personne avec un syndrome, je trouve ça très juste. On ne fusionne pas la personne avec sa maladie, mais on les associe dans une relation de co-existence. Porter comme le kangourou porte dans sa poche. L’une des choses qui m’intéressent le plus avec l’autisme, c’est que ce n’est jamais seulement une maladie – en réalité il y a même un devenir non-malade de l’autiste. Non pas parce que l’autiste serait soigné, mais parce que l’autisme deviendrait complètement une manière d’être, et pas une maladie. Car c’est toujours d’abord une manière d’être, de penser, de ressentir si particulière, si différente de la norme, qu’elle en devient quasi une identité, débordant largement la « simple » définition d’une maladie. Josef dit aussi : « personne avec autisme ».
(Un jour, je serai si fatiguée que je ne pourrai plus finir mes phrases, ni, peut-être, mes pensées. Je ne ferai alors que des débuts, des commencements de pensées et de phrases. Peut-être seulement des indications, des directions : regarder par ici, penser par là. Mais sans la force suffisante pour aller jusqu’aux bouts de ces ici et de ces là.)
Quand la « spontanéité » est mise à jour comme un montage ultra complexe et fabriqué, qu’il n’est possible de reproduire qu’au prix d’un immense effort d’observation, d’analyse, et de jeu (dans le sens « acteur » du terme). Josef Schovanec :
« Supposons que je rencontre une personne qui n’est pas autiste – ça arrive heureusement très souvent [rit] – je suis obligé de jouer toute une petite comédie sociale si vous me passez l’expression. C’est-à-dire que je dois faire au moins l’effort de regarder la personne quand je lui parle. Il ne faut pas parler à une personne comme ça [tourne le dos à la caméra] alors que c’est ce que font beaucoup de personnes autistes [il se retourne face à la caméra], c’est une tendance naturelle, après tout pourquoi regarder une personne quand vous lui parlez ? Il faut également essayer d’avoir au moins une mimique plus ou moins adaptée. Ça je ne sais pas très bien le faire, mais j’essaie de le faire. Il faut essayer de faire des petits gestes [remue les épaules, sourit], d’être assis d’une certaine manière, de veiller à son intonation. Par exemple, quand on pose une question, à ce qu’il paraît, il faut avoir un ton de voix ascendant. Et ce qui est très bizarre, c’est que cette particularité-là se retrouve dans toutes les langues, du moins dans celles que j’ai pu soit apprendre, soit fréquenter. Donc c’est visiblement quelque chose de spontané, de naturel, chez tous les enfants et les adultes du monde. Mais pour un autiste non ! A priori il n’y a aucune raison pour monter le ton de sa voix pour poser une question. Donc, pour que ma question passe mieux, d’une part je dois faire attention au moins d’essayer de monter un peu ma voix à la fin de ma question, et d’autre part de glisser des petits mots pour montrer que c’est bien une question. Par exemple je dois dire “est-ce que” ou “aurais-tu”, “auriez-vous”… pour bien montrer que c’est une question parce que le seul ton de ma voix ne suffirait pas à montrer que c’est une question.
Ou encore, autre exemple, disons bas de gamme, mais peut-être encore plus essentiel : c’est au téléphone. Au téléphone, quand vous téléphonez à quelqu’un, l’autre personne manifeste sa présence, de manière tout à fait inconsciente. C’est à dire que toutes les dix ou vingt secondes, il fera un petit hmpffff, oui, OK, han-han… Si on ne le fait pas, et un enfant ou un adulte autiste ne le fait pas, sauf s’il a appris à le faire, eh bien ça posera des problèmes : “est-ce que tu es là ? est-ce que tu m’écoutes ?” Du coup, quand je téléphone, j’ai ma montre [regarde sa montre] et j’essaie de faire en sorte que toutes les dix à vingt secondes, je fasse un petit bruit. Alors, c’est de la comédie. Mais sans ça, ça ne marche pas. Et donc après bien sûr, au bout d’une journée passée à faire l’intermittent du spectacle, on est à la fois épuisé et parfois un petit peu dégoûté aussi. Parce qu’on a l’impression de tromper les autres. Mais c’est indispensable sinon on se fait rejeter. Alors c’est vrai qu’il faut jouer la comédie jusqu’à un certain point, mais où est-ce qu’il faut s’arrêter, je ne sais pas. Disons spontanément, lorsque je rencontre quelqu’un, j’aurais tendance à lui parler des sujets qui m’intéressent, peut-être, je ne sais pas, les formes verbales en sanscrit, mais l’autre personne ça ne l’intéresse pas du tout. L’autre personne s’intéresse par exemple à, je ne sais pas, aux feuilletons qui passent à la télé. Donc le matin, avant de partir de chez moi, si je veux faire plaisir à telle ou telle personne, je regarde des sites web où il y a des informations de ce type, je tente d’apprendre deux ou trois petits détails, et je me fais accepter beaucoup mieux ! Alors est-ce que c’est bien, est-ce que c’est pas bien de le faire, je ne sais pas. En tous cas, j’essaie de me faire accepter. Je réussis plus ou moins bien, je crois de mieux en mieux, du moins je l’espère. »
La fameux titre du livre d’Oliver Sacks, Un anthropologue sur Mars, provient de l’expression qu’avait employée Temple Grandin, une femme autiste qui a écrit son histoire dans un livre si précieux (Ma vie d’autiste), pour dire la sensation constante qui est la sienne lorsqu’elle observe ceux qui ne sont pas autistes. Ce renversement : faire des autistes des anthropologues pour étudier les non-autistes, j’aimerais pouvoir l’opérer avec la MH, mais cette fois pour faire des huntingtoniens des anthropologues d’eux-mêmes.
Voici ce que dit Josef de la manière dont l’exercice de la diplomatie pourrait particulièrement convenir aux autistes (propos cette fois recueillis dans l’émission de France Culture de Michel Albergati, Club Science Publique : que peut le corps ? émission du 22 avril 2012). Josef dit d’abord que du fait du mélange culturel de ses origines mais aussi de son autisme, il s’intéresse à la découverte des autres, à leur culture et surtout à leurs langues. En apparence, le syndrome d’Asperger est opposé à cette découverte de l’autre, mais c’est justement ce qui peut inciter les autistes, d’après lui, à aller dans cette direction.
« J’ai la chance de connaître un certain nombre d’adultes avec autisme et il y en a certains qui veulent devenir diplomates. En apparence, pas de métier plus opposé au profil type d’une personne avec autisme que celui de diplomate, mais précisément je crois, à cause de cela. L’un de mes meilleurs amis est un expert linguiste, un vrai petit génie en langues, qui en parle je crois de très nombreuses. Et comme il me l’a très bien expliqué, il s’agit pour lui d’un processus de découverte, de compensation entre guillemets de ses difficultés personnelles. Par exemple, si vous avez du mal à dire à quelqu’un, lors d’un repas en société, “passez-moi le sel”, vous pouvez tenter de surmonter cela par un apprentissage plus poussé, et apprendre comment on dit cette [phrase] en Coréen ou dans des cultures très différentes, et je crois que l’on peut arriver à se passionner précisément pour ce qui peut poser des difficultés quand on est au tout début de son apprentissage. »
Autrement dit, ce que dit Josef c’est qu’apprendre sa propre langue et sa propre culture revient pour quelqu’un comme lui à apprendre une langue et une culture quasi étrangère.
Selon lui, les personnes autistes ont toutes conscientes de leurs différences et de leurs difficultés. Et c’est « cette conscience, certitude de différence qui pousse la personne à se surpasser. » Il donne alors l’exemple d’un français qui se retrouve au Japon, cette personne sera « aussi perdue, mal à l’aise, qu’un enfant, ou un adulte au sein de sa propre culture. Mais la différence, c’est que la personne qui ne va jamais au Japon ne ressent pas forcément la nécessité, ou l’envie, d’apprendre non seulement la langue, mais tout ce qui fait l’être de la culture ou de la vie japonaise. Alors que la personne avec autisme, [est dans cette disposition] quasiment dès le premier instant ». D’après lui, il s’agit d’un contact avec le monde extérieur, qui, comme pour l’enfant au début de son apprentissage, peut être très rude et violent. « Et la société au passage de ménage rien. C’est un cheminement beaucoup plus difficile mais c’est un cheminement beaucoup plus stimulant. »
C’est ce switch handicap->stimulation que j’aimerais voir opérer avec la MH, sauf que cela ne nous conduirait pas forcément vers des compétences précises et techniques comme celles que décrit Josef, cela nous conduirait à des expériences de l’être, du langage, de la pensée, du vivant. Des états de conscience, des processus très difficiles à appréhender autrement qu’en les apprenant tels des enfants, comme dit Josef.