Le vertigineux problème des débuts de la Maladie de Huntington
Le problème des débuts. C’est le titre d’un séminaire qui a eu lieu aux Etats-Unis cette année et qui concernait la façon dont la MH commence chez les malades. J’aime bien le pragmatisme de ce titre, car en France il semble qu’il y ait un tabou, quelque chose qui fait tellement peur au sujet du « déclenchement » (onset) de la maladie, que c’est plutôt un non-sujet. C’est d’ailleurs ma propre position : ne pas être focalisée sur les débuts puisqu’ils sont si insidieux et qu’en plus il y a un effroi très particulier à se dire : ceci est le signe que la maladie a commencé. Comme si, ensuite, on était pris dans son mouvement irrémédiable et qu’on changeait de continent. Katia Youssov nous apprend à considérer les choses différemment. Avec nous (les patients) elle évite de se focaliser sur les débuts, nous engageant à faire un petit peu ce que Vinciane Despret dit que les gens font avec les morts : de l’équivocation.
Tortillon quatre année en arrière, au moment de ma toute première rencontre avec Katia :
« Mardi — 20–. RDV hier à Henri Mondor. Katia Youssov, jeune, la petite quarantaine, jolie, avec sa grande jupe tziganante qui dépasse de sa blouse blanche et son chignon lâche mèches bouclées, on dirait qu’elle va se mettre à danser en tapant le plancher du talon. Elle a l’air sincèrement désolée face à mes larmes incompressibles. Je ne veux pas pleurer, hors de question que je pleure, me disais-je très sérieusement dans le métro et dès que j’arrive devant le secrétariat pour m’annoncer, les vannes s’ouvrent, chutes du Niagara. On discute une heure et demie. Katia Youssov est une interlocutrice pour ce qui m’arrive — elle peut me tester si je le souhaite, voir comment les choses évoluent médicalement — mais surtout pour ce que j’essaie d’en faire. Elle lira, avec son équipe, ce que je suis en train d’écrire. Elle est ok pour dire qu’on n’entend pas la parole des malades dans cette histoire. Parce que c’est une parole qui a du mal à sortir, qui est fragile par définition, et qui a du mal à être audible finalement. Elle est aussi ok pour dire que la liberté réside dans la frange d’incertitude de cette histoire, et que cette frange est immense, débordant complètement le peu que l’on sait. L’espoir, la créativité, l’humour se frayent un passage dans cette frange-là. J’ai pu dire à Katia Youssov : quel pouvoir vous avez, vous pouvez me dire où j’en suis (les tests neuro). Et elle de me répéter souvent : vous n’êtes pas une patiente, vous n’êtes pas ma patiente, nous ne faisons que discuter. Elle n’est pas cannibale, je l’aime bien. ».
Quatre ans ont passé depuis cette scène de la première fois[^1]. On s’est vues ensuite environ deux ou trois fois par an, et parfois dans le cabinet de Katia, j’ai senti quelque chose qui sourdait. Qui avait envie de savoir où j’en étais exactement dans cette zone ultra floue des débuts de la maladie, et c’était toujours quelque chose d’un petit peu gênant, comme si je cédais à une facilité, voire même à quelque chose de malsain : comme si je voulais jouer avec l’instrument, l’instrument de divination de Katia. Quand elle naît au contact de ce qu’abrite le médecin-voyant, la question des débuts de la maladie prend un tour très différent de lorsqu’on se la pose pour soi-même les nuits d’insomnie. Car la réponse va forcément nous transformer et surtout nous transporter ailleurs que là où nous sommes en train de nous tricoter une vie bien à soi.
Mais n’empêche. Parfois, dans le cabinet de Katia, je m’approche jusqu’à sentir la chaleur de son instrument de divination. Je lui dis : oui mais et ça, c’en ne serait pas déjà, de la maladie ? (ça : l’autre jour je suis tombée je suis angoissée tout le temps parfois j’ai envie de me taper/de taper sur quelqu’un je reste souvent en panne au milieu de la cuisine au moment de préparer un repas parce que je ne sais plus par quoi commencer je dis souvent d’affreuses choses inappropriées je me cogne souvent les épaules et les bras j’ai des douleurs aux poignets aux bras je n’arrive pas bien à faire les exercices d’équilibre avec Lewis le prof de gym et quand ce dernier me demande de faire des petits ronds avec mes jambes « de la taille d’une balle de tennis » je fais d’horribles lassos en forme de patates).
Quand je me plains ainsi, Katia me dit parfois : « Si vous voulez, Mademoiselle Rivières, je vous examine ». Sous entendu : je fais un examen neurologique qui pourrait déterminer si vous avez déjà des symptômes. Et là, généralement, on convient toutes les deux que non, ce ne serait pas tellement intéressant de faire cet examen. Je sais qu’elle détient la capacité de le faire, mais à côté de ce savoir-là, elle m’en propose un autre, bien plus vaste, « empirico-existentiel » en quelque sorte, lent à dérouler, qui ne serait pas à l’extérieur de moi (symptôme référencé comme tel par la neurologie) mais qui émergerait de moi pour se fondre avec ce qui m’entoure (sensations, adaptation à la vie qui bouge), qui ne me fait basculer dans rien d’irrémédiable, et qui m’intéresse plus parce qu’il me permet de composer progressivement quelque chose à partir de lui. J’ai mis un petit peu de temps à comprendre ça. Au début, aller à Mondor, c’était se rendre précisément là où se trouvait ce qui me terrifiait le plus au monde : ce savoir sur une espèce de moi-même-occulte (longtemps j’ai pensé comme la réalisatrice de La Pieuvre qu’il s’agissait d’un monstre), qui était détenu par une neurologue certes exceptionnellement sympathique, mais tout de même en capacité de le faire apparaître rien qu’en me regardant. Je sais que ma sœur a eu exactement le même sentiment d’effroi les premières fois qu’elle est venue voir Katia, alors qu’on était là pour discuter de notre mère, elle me disait : j’ai la trouille, quand je marche tout le long de cet atroce couloir, que Katia me jauge d’un seul regard et se dise : celle-là, elle a le truc. Mais très vite avec Katia nous avons désappris à ressentir cette frayeur : elle peut le voir, oui, et alors ? Parce que la vraie question c’est : quel intérêt y aurait t-il à le voir ?
Entre la perception « unilatérale » du neurologue et celle, composite, que nous fabriquons ensemble en discutant de la vie qui va et de tous ses projets, y en a t-il une plus vraie, plus réelle que l’autre ?
En ce qui me concerne, je pense que le savoir purement neurologique, qui sait distinguer des signes dans la manière dont répond un corps et un esprit aux sollicitations qu’on lui fait, n’est pas plus vrai ou plus réel que le savoir qu’une personne va déployer à partir de l’infinie variété de ses interactions avec elle-même et avec le monde. La prise neurologique correspond à une prise parmi d’autres, à une version dirait sans doute Vinciane, et je ne dis pas que le savoir sur lequel elle repose est relatif, je dis qu’il ne faut pas vouloir le remplir de plus de choses qu’il n’en contient en réalité. La prise neurologique n’a pas la capacité de recueillir le mouvement de la vie elle-même. C’est pourquoi la vie ne doit pas s’écraser sous cette seule version-là, comme ce qui m’a été proposé au moment du test.
« Connaître, ce n’est plus posséder un savoir, mais chercher à le produire, le créer. On sort du monde des connaissances familières pour suivre une série de signes qui nous entraînent vers un autre monde. » Lapoujade au sujet de la philosophie de James, dans Fictions du pragmatisme, p. 124.
[^1]: Je ne recule pas devant ce style un petit peu sentimental, au contraire : ce genre de rencontres, exactement comme celle d’avec la personne qui m’a fait passer le test, sont des moments qui « initient » les choses au sens fort du terme : qui modifient complètement le cours de l’histoire. C’est le moment où les choses bifurquent dans la guerre ou dans l’alliance.