« Pour trouver l’âme, il faut la perdre. » (Luria)
Ces jours-ci, j’ai commencé la lecture d’un roman de Richard Powers qui s’appelle La Chambre aux échos [^1] (que Valérie Pihet me recommande depuis très longtemps, comme elle avait raison !). C’est l’histoire d’un jeune homme qui a un grave accident de voiture, qui tombe dans le coma, et qui, quand il en ressort, ne reconnait plus sa soeur qui lui est complètement dévouée depuis toujours. C’est un roman nécessaire pour apprendre sur la nature de cette chose si énigmatique : l’âme, la conscience.
En exergue de tout le roman, Powers a placé cette citation de Luria (le maître d’Oliver Sacks !) :
« Pour trouver l’âme, il faut la perdre. »
Je crois que beaucoup de choses cruciales sont dites à travers l’usage du pronom défini « l’ ». Il s’agit de l’âme, et pas de « son » ou de « notre » âme. L’âme, c’est quelque chose qu’on abrite mais qui ne nous appartient pas, en tous cas pas complètement. Dans ce roman, il y a des passages absolument magnifiques où on est dans les sensations de Mark après son accident, que ce soit au moment de son coma ou au moment de son long rétablissement. Il incarne une espèce de présence en contrepoint de tout le reste de l’histoire, et cette présence a une teneur quasi écologique : elle est complètement diluée, distribuée dans une espèce de paysage qui se transforme constamment – et cette conscience si dense co-existe bien entendu avec le discours du neurologue qui pense qu’il ne ressent probablement rien du tout, ce qui donne une saveur très Dingdingdonguienne à la chose. « Soi-même », pour Mark, c’est être dans la douleur insoutenable, précise et multiforme de ses blessures, autant que dans le vol des grues en partance pour leur migration dans ce coin désert du Nebraska, le torrent dans lequel il a appris à nager, la petite ville où il habite, les tubes qui maintiennent artificiellement sa respiration, les mots qu’il prononce malgré lui par saccade, insensés, grossiers, têtus…
« Allongé immobile, il traverse toutes les lumières imaginables, les rayons le pénètrent comme de l’eau. Il se solidifie, mais pas d’un seul coup. Par sédimentation, comme le sel lorsque la mer s’évapore. Et il s’écaille, tandis qu’il fige. » (p. 56), et plus loin : « Ici, il y a un lit où il vit. Mais un lit plus grand que la ville. » (p. 70).
La Chambre aux échos est un roman dont l’objet tout entier est la conscience comme chose en train de se faire et de se refaire, de se transformer constamment.
Au sujet de Mark – cet homme qui, du fait de son traumatisme crânien, a considérablement changé – sa sœur dit :
« Ce n’est plus le même. Mark n’était ni cruel, ni stupide. Mark n’était pas sans arrêt aussi en colère. » L’aide soignante qui s’occupe de Mark lui rétorque : « Je l’aime bien. Comme il est. » Ces mots, dit le romancier, remplissent la sœur de honte (p. 147).
Je reconnais ici une séquence que j’ai déjà entendue de la part d’entourants de malades de Huntington : le dépit face au changement, et aussitôt après, la honte. D’habitude on dit « culpabilité » et pas honte – et voilà exactement pourquoi le roman parvient à être plus fin que le discours qui recouvre les sentiments si complexes de ceux qui n’arrivent pas à suivre la métamorphose de l’un des leurs. Ce malaise (et les conséquences négatives qu’il peut avoir sur le soin porté aux malades de H) autant indicible que partagé, est très fidèlement rapporté par Powers par l’intermédiaire du personnage de la sœur de Mark, Karin :
« Les soins qu’elle lui prodiguait aggravaient encore l’état de son frère. Elle voulait qu’il redevienne celui qu’il ne serait jamais plus, celui qu’elle n’était plus certaine qu’il eût jamais été. Elle ne se sentait pas la force d’affronter l’innocence de Mark, nouvelle et accablante. » (p. 376-377). Et à la sempiternelle question « comment tu te sens ? » Mark répond ce que répondent aussi la plupart des malades de H : « C’est ce que ce putain de toubib n’arrête pas de me demander. Je ne me suis jamais senti aussi bien. » (p. 382).
Après son accident, Mark souffre de ce qui s’appelle un Syndrome de Capgras. C’est un trouble dans lequel le patient, tout en étant parfaitement capable d’identifier la physionomie des visages, affirme envers et contre tous que les personnes de son entourage ont été remplacées par des sosies qui leur ressemblent parfaitement. Mark reconnaît quasiment tout le monde, excepté sa sœur, Karin, qui est la seule famille qui lui reste et qu’il rejette violemment. Il accorde une importance extrême, que l’on pourrait dire obsessionnelle, qui génère en tous cas une angoisse de tous les instants, aux dissemblances. Il dit sans cesse à Karin des choses comme : ma sœur aurait fait ceci, toi tu viens presque de le faire, mais pas tout à fait comme elle. Or cette attention extrême portée aux différences entre l’avant et l’après de la métamorphose de Mark, est partagée autant par ce dernier que par ceux qui l’entourent, qui ne cessent de comparer ce qui a changé, ce qui s’est transformé. Rapporté à notre affaire, cela convoque un élément nouveau auquel je n’avais jamais pensé : et si le malade lui-même était en train de scruter les différences présentées par les autres et par le monde ? Et s’il était lui-même en train de constater une métamorphose du monde ? Ce ne serait pas lui qui aurait changé, ce seraient les autres. Il penserait alors exactement comme les autres : ce n’est pas nous qui avons changé, c’est toi ! Sa sœur le supplie presque, au paroxysme de l’anxiété : « Tu veux te sentir de plus en plus comme avant, n’est-ce pas ? » Il lui répond alors : « Qu’est-ce que tu racontes ? (…) Je me sens exactement comme avant. Je ne veux pas ressembler à quelqu’un d’autre. » (p. 383).
Pour ceux qui l’entourent et qui essaient en vain de le soigner – particulièrement Gérarld Weber, un des personnages principaux du roman, neurologue dont les travaux et la carrière littéraire ressemblent tant à ceux de Sacks qu’on ne peut pas ne pas penser qu’il en a été le modèle pour Powers – le Capgras de Mark résulte de l’acharnement de son cerveau pour que tout se tienne, parce qu’il est « incapable d’admettre le désordre qui l’affecte » (p. 195). Weber dit aussi dans l’une de ses conférences télévisées : « La conscience élabore un récit qui forme un tout continu et stable. Lorsque le fil de ce récit se brise, la conscience le réinvente. Chaque écriture se prétend l’original. Et ainsi, quand une maladie ou un accident nous fracture, nous en sommes les derniers informés. » (p. 289). Je pense aussitôt à l’anosognosie… Mais ce qui est passionnant, dans ce roman, c’est que ce genre de réflexions qui semblent sensées et fines, sont progressivement pulvérisées par la récalcitrance de Mark et par son aptitude à transformer les relations qu’il entretient avec son monde, avec ses proches autant qu’avec son neurologue, lequel finit par perdre pied dans sa prise en charge qui déboulonne toutes ses assises conceptuelles et, dans le même mouvement, affectives (montrant bien comment nos pensées et nos sentiments sont intriqués. L’expression de nos sentiments forme nos pensées, et nos pensées se traduisent également par nos sentiments, ce qui ne produit pas nécessairement des pensées sentimentales). Et puis voilà aussi ce qui se passe : Mark lui fait découvrir que « l’empathie est affaire de vertige » (p. 504).
Mis en échec par Mark, Weber est contraint de transformer son propre rôle de praticien, ce qui lui fait découvrir une nouvelle et magnifique épreuve : l’improvisation. « Rien en Mark n’éprouvait la sensation d’un changement. La conscience improvisatrice veillait à cela. » (p. 468). « Il se pouvait, au bout du compte, que les neurosciences fussent incapables d’arrêter cet esprit lancé dans une improvisation effrénée. Mais peut-être Weber pourrait-il aider Mark à improviser. » (p. 465) et plus loin : « Désormais, son travail ne consistait qu’à aider [le] nouvel état mental [de Mark] à s’adapter à lui-même. » (p. 467).
Et alors, grâce à Mark, Weber se retrouve contraint de transformer aussi sa conception de la neurologie.
« Chaque éclat de lumière et de bruit, chaque coïncidence, chaque trajectoire aléatoire à travers l’espace, corrige le cerveau, modifie les synapses, et en ajoute même, tandis que d’autres faiblissent ou disparaissent faute de sollicitation. Le cerveau est un ramassis de changements destinés à refléter le changement. Il faut utiliser ou perdre. Utiliser et perdre. Nous faisons un choix, et ce choix nous défait. » (p. 596).
Il est en proie à une espèce de révolution paradigmatique : passant des conceptions classiques de Luria ou de Broca pour lesquels « des cerveaux, même fracturés, pouvaient, par la narration, redonner au désastre une cohérence supportable », il arrive à la conclusion que « dans l’espèce humaine, une amarre s’est rompue. L’homme-enfant avait raison : il y a plus de vérité dans le syndrome de Capgras que dans ce lissage permanent effectué par la conscience. » (p. 696).
Tandis que de son côté, la sœur de Mark, Karin, elle aussi se transforme :
« Elle comprend enfin pourquoi son frère de la reconnaît plus. Il n’y a plus rien à reconnaître. Elle s’est rendue méconnaissable à force de contorsions. Une petite trahison après l’autre, elle a fini par ne plus savoir se situer, ni dire pour qui elle travaillait. Elle a tenu de grands discours, nié, menti, s’est voilé la face. A voulu être tout, pour tous. » (p. 634).
Grâce au roman de Powers, j’ai une piste pour l’anosognosie telle qu’elle est actuellement étudiée par le monde anglo saxon, j’ai même une référence : Ramachandran, cité p. 497, nom que j’ai déjà rencontré dans mes recherches, sans avoir lu ses textes. À suivre, donc.
[^1]: Richard Powers, La chambre aux échos, collection 10/18, Paris, 2010.