Sur le dernier livre d’Alice Wexler
Avant d’écrire sur la maladie de Huntington, A. Wexler a écrit deux livres sur Emma Goldman (j’apprends à cette occasion qu’Emma Goldman était une femme russe, juive, anarchiste, féministe, née en Lituanie en 1864, elle travaille à l’usine avant de fuir un mariage forcé aux États Unis à l’âge de 16 ans. Devient révolutionnaire à vingt, compagne d’Alexandre Berkman avec lequel elle devient meneuse du mouvement anarchiste aux Etats Unis (ici, tortillon : la figure de Berkman, anarchiste ayant tenté en 1892 d’assassiner Monsieur Frick – le riche industriel dont on peut visiter la Frick collection à NY – est présente dans le roman d’Auster que je viens de lire, Leviathan. La vie n’est qu’une perpétuelle digression.) Elle est emprisonnée pour avoir soutenu un mouvement de révolte de chômeurs en 1893, et quelques années plus tard, elle est ré-emprisonnée pour avoir distribué des textes sur la contraception, puis encore une fois à cause de sa lutte contre la première guerre mondiale. À cette occasion J. Edgar Hoover dit d’elle qu’elle est l’une des femmes les plus dangereuses d’Amérique. Elle est expulsée en Russie en 1916, juste à temps pour être témoin de la révolution d’octobre. Se rend en Espagne en 1936 pour soutenir la révolution espagnole. Elle a écrit son autobiographie, L’Épopée d’une anarchiste. Elle est morte à Toronto en 1940.
Sur la photo de Wikipedia, elle ressemble de manière assez surprenante à Alice Wexler (visage à la fois doux et grave, petites lunettes cerclées d’argent, yeux bleus, cheveux bruns-roux). Ce doit être un effet du projet, je me mets à voir des correspondances partout : l’apparence, le cousinage des idées, le type de fraîcheur de l’une avec le type de bravoure de l’autre, la vitalité de ces deux-là.
Je reprends la lecture du dernier livre d’Alice Wexler, The woman who walked into the Sea. C’est joli parce qu’à la fin de son avant-propos, Wexler prévient qu’elle va livrer une histoire américaine et qu’elle espère que d’autres auteurs se pencheront sur les autres histoires de la maladie de Huntington, qu’elles soit européennes ou non. J’ai envie de l’entendre comme un appel qui nous (Ddd) serait adressé.
Ce livre, comme Mapping fate qui était son premier livre sur le sujet, est un livre fondamental, un livre que Ddd aurait pu appeler de ses vœux : d’abord parce que Wexler épouse la perspective du patient, de la famille, de la communauté (à cet égard on peut se demander si le village de East Hampton n’est pas le véritable héros de ce livre) plus que celle du médecin. Ensuite parce qu’elle fait de la découverte de la maladie par les médecins pionniers en la matière une expérience médicale et sociale dont elle retrace scrupuleusement les différents contextes dans le cadre d’une démarche qui n’est pas loin d’être constructiviste. Enfin, parce qu’elle reconstitue l’histoire des différents enjeux qui ont sous-tendu cette découverte, la MH étant devenue une maladie digne d’intérêt de par sa concomitance avec la naissance des notions d’hérédité et d’eugénisme – Mendel était le contemporain de Huntington, mais ce dernier n’avait pas lu Mendel au moment où il a écrit On chorea.
Un autre point ultra important est la volonté d’A. Wexler de croiser les histoires de Huntington dont elle repère qu’elles sont très différentes selon les lieux et les communautés. Ce souci de la multiplicité des formes de la maladie elle-même autant que des façons dont ceux qui l’entourent peuvent vivre avec elle, est fondamental pour nous qui contestons toute vision prédéterminée, surplombante, figée de la MH. Wexler est une historienne féministe et ce livre est un bel exemple de la manière dont un sujet qui n’est pas a priori intéressant pour la cause féministe peut bénéficier extraordinairement de son regard, de ses préoccupations et de ses perspectives.
Concernant la nécessité du secret et de l’anonymat propres à cette maladie, le raisonnement de Wexler est également très intéressant. Quand bien même elle reconstitue une histoire qui se passe essentiellement au XIXème siècle, Wexler a le souci de préserver le nom des familles concernées, soit que la maladie ait perduré jusqu’à présent (ce qui n’est pas rare), soit que le seul fait de sa présence, dans le passé, soit stigmatisant. Son premier réflexe est donc d’utiliser des noms d’emprunts systématiquement. Mais un historien local de Long Island lui suggère justement de ne rien changer afin de protéger l’intégrité de la mémoire des lieux et des familles, expliquant justement que si l’on continue de se cacher on n’en finira jamais avec la honte accolée à cette maladie. Wexler décide alors de demander au cas par cas ce que les familles préfèrent. Toutes optent pour l’utilisation des vrais noms. Concernant ceux qui sont morts il y a un siècle et qui n’auraient pas de descendants, Wexler choisit également, contrairement à ce qu’elle avait décidé initialement, de citer leurs véritables noms, dans le souci d’honorer « la présence historique de ces vies individuelles » (ma trad., p. xxi) – sachant que ces noms étaient apparus dans la littérature médicale de l’époque de toutes façons, mais il n’empêche : tant que rien n’était fait avec ces noms, ils n’étaient pas honorés. Le point soulevé par Wexler est important : « la ligne est très subtile lorsqu’il s’agit de distinguer entre protéger la confidentialité et perpétuer le secret et la honte » (ma trad., p. xxi).
« Milwaukee. Huntington’s Disease Society of America Annual Convention, June 2007. See that willowy young woman in a bright red dress and matching lipstick who dances, already showing the slight twitches and grimaces of early Huntington’s ; the gray-haired woman jerking back and forth in her wheelchair, arms flying, head flopping ; and that skinny young man in the backward baseball cap who shimmies and shakes out on the dance floor as if he didn’t have a care in the world, who found out at the age of eighteen that he has the abnormal Huntington’s disease gene and carries this knowledge with grace and strengh. As we dance this dance of St. Vitus, this double danse of illness and of cure, the movements of chorea blend with those of hip hop, salsa, and rock and roll. Later, when I am no longer surrounded by people with Huntington’s, I look at the still bodies near me and – just for an instant –I find something missing. », Alice Wexler, The Woman…, p. 186.