Victimes ?
Par Isabelle Stengers, marraine de Dingdingdong
« Ce qui m’intéresse, ce sont les processus qui produisent du devenir. Devenir intéressé, devenir intéressant pour d’autres, importer ; quelles sont les questions qui nous importent ? La théorie de l’aliénation, c’est notre christianisme : notre culte de la victime, notre façon de faire rimer victime avec vérité. Eh bien non, désolée pour les victimes, mais ce n’est pas parce qu’elles sont victimes que la vérité est en elles. La vérité est dans le processus par lequel elles deviennent, par leurs propres chemins, quelque chose d’autre que des victimes ; elle est dans leur façon de se mêler du processus qui a fait d’elles des victimes et de créer à partir de cela des devenirs et des fabulations, pas des plaintes et du ressentiment. »
Isabelle Stengers, « Une politique de l’hérésie », in Vacarme n°19, 2002.
Et dans un texte fort utile pour Dingdingdong, Isabelle Stengers précise quelles peuvent être les manières pour les usagers de se mêler de ce fameux processus qui les regarde tant :
« Il importe donc, politiquement, de construire la différence entre les associations de patients mis au service de leur maladie telle qu’elle a été définie par les industriels (et, à leur suite, les scientifiques), et les associations d’usagers produisant un savoir propre à propos du paysage de diagnostics, de traitements, de rapports thérapeutiques dont ils sont usagers. Mais, comme je l’ai annoncé, je soutiens la thèse supplémentaire selon laquelle cette position défensive peut se doubler d’une intervention active. Les associations d’usagers pourraient jouer un rôle crucial (…) car elles pourraient devenir capable de changer le problème : d’échapper à la dénonciation toute faite – la cupidité des industries, la faiblesse des « preuves » scientifiques, la crédulité du public – et de mettre en question la machine elle-même, c’est-à-dire ce qui fait tenir ses différentes pièces. »
Et plus loin :
« La culture des usages, et non des utilisations justifiées par un diagnostic ou visant une fin, est un problème d’intérêt collectif, qui requiert un savoir collectif, ce que l’on peut appeler une expertise collective au vieux sens où expertise désignait d’abord un savoir issu de l’expérience et cultivé dans ses rapports avec l’expérience. (…) Et cette expérience a un besoin vital du savoir propre que peuvent construire les associations d’usagers. Car c’est ce savoir qui peut, outre sa valeur propre, contraindre les autres savoirs à reconnaître qu’ils sont tous rassemblés autour de quelque chose – un être ?, une puissance ? – qui n’appartient à personne, que nul ne peut s’approprier ou représenter. »
Isabelle Stengers, « Usagers : Lobbies ou création politique ? » in Tobie Nathan et Isabelle Stengers, Médecins et sorciers, Les Empêcheurs de penser en rond, nouvelle édition 2012.