Apeldoorn 2012

Par Alice Rivières5 décembre 2012

Souvenirs d’Apeldoorn

Par Alice Rivières

Envoyée spéciale pour Dingdingdong (novembre 2012)

Apeldoorn me décoiffe. J’en perds la voix juste après, et resterai aphone pendant dix jours.

Je dois parvenir à raconter ce que j’y ai vu, bien sûr, mais aussi partager ce récit avec l’équipe de là-bas, ce qui impliquerait d’écrire la chose en anglais. Gloups. Bon, d’abord en français, à la coule.

Pour dire la chose un peu sur le mode de la blague, je dis depuis mon retour de là-bas : « Apeldoorn, c’est bien simple, c’est le Disneyland de la MH ». Ce qui n’est pas tout à fait leur rendre justice car Disneyland n’est pas quelque chose que j’admire vraiment. Ce que je veux dire, c’est que Apeldoorn apporte une telle rupture par rapport à tout ce que j’ai vu jusqu’ici : pas la moindre trace de pathos, ajouté à leur côté invention/gadget incessant… ça m’a fait penser à un endroit obsédé par le bien-être -> tendance joie comme peut l’être Disneyland.

Apeldoorn, m’informe une Hollandaise rencontrée à Amsterdam, est considérée comme la ville de la « moyenne » par excellence pour le reste du pays. Quand on doit sonder l’opinion moyenne des Hollandais, pas besoin de sondage : il y a Apeldoorn, située justement au beau milieu du pays, et ses 160 000 habitants, parmi lesquels on compte un nombre particulièrement élevé de sportifs de haut niveau. À noter pour fendiller comme il se doit cette histoire de ville-moyenne : en 2009, le conducteur d’une voiture a foncé volontairement à toute allure dans la foule qui venait applaudir le cortège de la reine Beatrix, se tuant, ainsi que 8 autres personnes et faisant 22 blessés. C’est la seule fois dans l’histoire moderne des Pays-Bas que l’on a attenté à la famille royale, et ça s’est passé à Apeldoorn.

La veille de ma rencontre avec l’équipe de l’institut Atlant, je dors bien. Je me réveille même imbibée d’un rêve qui me ravit : Rafael Nadal me fait la cour et m’offre un passe complet pour suivre tout le tournoi de Roland Garros, accès backstage compris.

L’Institut Atlant se présente comme un « Huntington Expertise Center ». On compte environ 1500 malades aux Pays-Bas (pour la comparaison : il y en a 1000 en Belgique et 6000 en France). Atlant-HD est organisé en deux sites principaux que j’ai visités tous les deux :

  1. Heemhof à Apeldoorn
  2. Markenhof à Beekbergen (à 4 ou 5 km d’Apeldoorn)

L’institut existe depuis une quarantaine d’années. Outre la maladie de Huntington, il s’est spécialisé dans la prise en charge des patients souffrant du symptôme de Korsakoff. Mais ces derniers ne sont pas mélangés avec les patients Huntington, les maladies présentant bien trop de différences pour ça.

C’est Lia et Ria qui seront mes guides tout au long de ma matinée passée à l’institut. C’est avec elles que j’avais parlé à Stockholm, lors du congrès de l’EHA/EHDN, et c’est elles qui m’avaient invitée si chaleureusement à venir « un jour » visiter leur institution. Deux mois plus tard et me voilà. Comme j’ai toujours du mal à retenir le prénom des gens, j’invente une petite comptine mnémotechnique : Lia la brune aux cheveux courts, et Ria la blonde aux cheveux longs. Lia a été longtemps la directrice de la Heemhof (que je ne sais pas bien comment traduire : la maison de soin ?) avant de s’occuper maintenant exclusivement du day care (hôpital de jour) dont elle est la manager. Pendant la visite de la maison, où résident pour des séjours au long court ceux qui ne peuvent/veulent plus rester chez eux, la plupart des patients l’embrassent chaleureusement quand ils ne lui demandent pas carrément un câlin. Depuis qu’elle est « passée » à l’hôpital de jour, Lia manque aux patients qui ne l’ont pas oubliée.

Quant à Ria, elle est « casemanager ». Je vais mettre longtemps à comprendre ce que cela signifie véritablement. Ce ne sera qu’au retour, au moment de notre long trajet en voiture, alors qu’elle me ramène vers Utrecht pour que je prenne mon train, qu’elle m’expliquera dans le détail sa mission absolument passionnante.

Le matin, Lia et Ria viennent me chercher à mon hôtel pour m’emmener à l’Institut. Dans la voiture, Lia, sur la banquette arrière, règle pendant les 20 mn que compte le trajet plusieurs problèmes par téléphone : une patiente a besoin de son autorisation écrite pour retirer de l’argent, et d’autres situations de ce genre. Pendant ce temps, Lia m’explique que ces dernières années, ils ont reçu la visite de plusieurs délégations, qu’elles soient médicales ou familiales, d’Angleterre, Allemagne, Autriche, et même de Chine. Des Français sont aussi venus il y a quelques années, mais ceux-là comme les autres n’ont jamais donné de nouvelles depuis.

En arrivant à l’institut principal (Heemhof), je suis accueillie sur le perron par toute une bande d’infirmières en train de fumer des cigarettes avec Gérald, un patient assis dans son fauteuil électrique (là-bas, on fait tout pour éviter de dire « chaise électrique », mais parfois ça sort quand même et alors tout le monde rit, à commencer par les patients). Ainsi, j’ai d’emblée droit à une démonstration incroyable de ce fauteuil, qui intègre sur l’un de ses bras un ordinateur appelé le Communicator. C’est un clavier tactile relié à un écran également tactile, qui contient un grand nombre d’éléments relatifs à son propriétaire, Gérald. Sur l’écran d’accueil, il y a pour commencer toutes les personnes (famille comme soignants) avec lesquelles il est connecté, leurs prénoms et leurs photos. Il y a dedans également plein de choses provenant de sa vie à lui, ses goûts, son histoire, ses besoins petits et grands, tous les détails du quotidien… quand il n’arrive pas à se faire comprendre, il utilise le clavier. Gérald est un patient déjà très atteint, qui ne peut pas se tenir ni debout ni assis sans être sanglé, dont la chorée est telle qu’il lui est impossible d’écrire à la main, et qui parle très difficilement avec des problèmes respiratoires mêlés à ses troubles d’élocution. Or c’est Gérald qui me fait la démo de son instrument, pas peu fier d’en faire sortir un sonore : « Bienvenue Alice ! », après l’avoir tapé sur son clavier et avoir demandé à sa machine de le dire pour lui à haute voix et en français, ce qui provoque des exclamations admiratives de toute le monde.

Plus tard, Eline, speech therapist/logopedist (qui n’a rien à voir avec l’orthophonie), m’expliquera que l’apprentissage de ce Communicator suit un protocole étudié, engagé très en amont quand les symptômes commencent, pour qu’il devienne comme une extension de soi, spontanée, naturelle, et pleine de toutes les informations que les patients eux-mêmes y ont chargées toutes ces années. Je pense alors à Stephen Hawking dont j’admire depuis toujours l’appareillage merveilleusement malin et inventif qui lui a permis d’écrire toute son œuvre gigantesque alors qu’il ne peut guère bouger plus qu’une paupière, et je commence à ressentir une excitation/joie assez extraordinaire qui ne va plus me lâcher pendant toute la visite, et qui se réactivera par la suite spontanément à chaque fois que je raconterai ce que j’ai vu à Apeldoorn.

Nous commençons par une réunion avec Joke, la directrice de l’Institut, Lia, Ria et Eline.

Elles me demandent tout d’abord de raconter mon histoire, la mienne et celle de Ddd. Je raconte, et s’ensuivent de jolis échanges de ce côté-là jusqu’au moment où j’essaie d’expliquer pourquoi « dingdingdong » s’appelle ainsi. Je lance une boutade en disant qu’en français, « dingue » veut dire « nuts ». Et là, la douce Ria fait mine de jeter ma carte de visite par dessus son épaule : « pourquoi nuts ?! ». Pas de panique Ria, pour nous « nuts » s’applique autant aux patients qu’à nous-mêmes et au projet : on a envie d’un autre son de cloche, résolument différent, et le « dingue » ça nous aide à maintenir le cap. Surtout qu’en France, on considère souvent les malades de Huntington comme déments et nous, on a justement envie d’explorer différemment cette question.

– Déments ??? répondent-elles alors toutes en chœur autour de la table, des cafés et des petits gâteaux.

– Ben oui, dementia, je répète.

– Mais nos patients à nous, ils ne sont pas du tout déments !!! fait Ria.

Je savoure un moment cette parole si délicieuse à entendre, avant de sauter sur l’occasion pour leur parler de mon autre obsession personnelle :

– Et anosognosiques, est-ce que vous trouvez que vos patients sont anosognosiques ?

– A-quoi ?

– A-NOSO-GNOSIA ! C’est le mot neurologique pour dire l’absence de conscience d’un symptôme.

– Ah ça !!! font-elles, non sans une mimique de dégoût/mépris, avec geste de la main qui se rabat vers la table comme pour une espèce de fessée dans l’air. Non, ça non plus : ils ne sont jamais a-machin-chose.

Je commence à me demander si je ne suis pas tombée dans le paradis des huntingtoniens.

Elles m’expliquent le fonctionnement de leur institut. Atlant couvre la région Centre et Est du pays dans un périmètre d’un peu moins de 100 km (le principe pour intégrer leurs patients étant que ces derniers ne doivent pas avoir plus d’une heure de déplacement en voiture pour accéder à l’institut ; quand cette distance est dépassée, cela signifie qu’ils dépendent de l’autre institut qui « couvre » Huntington dans le pays : le Topaz Center, qui couvre l’Ouest du pays). Normalement, tout le pays est « couvert » ainsi, mais mes interlocutrices font la moue à ce sujet : ce système laisse malheureusement des familles de côté.

L’institut s’organise principalement en trois secteurs. L’hôpital de jour (day care) pour les patients qui veulent continuer de rester à la maison mais qui ont besoin de soins, de respirer/et de faire respirer ceux qui les entourent, d’activités, et puis aussi pour amorcer une transition vers le passage en résidence complète. Une quinzaine de patients y sont suivis quotidiennement. Il y a ensuite la résidence complète (Heemhof) : lieu de vie permanent pour les patients qui ne peuvent/veulent plus vivre chez eux. Une bonne trentaine de patients vivent là en ce moment, chacun possédant une chambre spacieuse (j’ai visité) avec terrasse donnant sur le jardin, salle de bain, déco complètement laissée aux soins de son habitant (qui apporte ses propres meubles sauf le lit médicalisé qui ne ressemble d’ailleurs pas à un lit médicalisé). Pour les murs, ils ont le choix entre trois couleurs, le blanc-crème, le sienne/rose et le jaune ou le bleu, je ne me souviens plus. Aucune chambre ne se ressemble et chacune exhale la personnalité de son habitant. Les animaux sont permis dans les chambres (à condition que ce soient les patients qui s’en occupent), sauf les chiens et les chats. J’ai essentiellement vu des lapins et des oiseaux dans leur petite cage bien entretenue. La sexualité y est plus que permise : ce qui se passe dans les chambres est totalement privé et on veille à ne déranger personne quand les portes sont fermées, notamment au moment des visites des conjoint(e)s. On ne fume pas à l’intérieur mais des espaces fumeurs sont aménagés partout à l’extérieur, ou en semi-extérieur (véranda et patios). J’y reviendrai.

Enfin, il y a le suivi à domicile. C’est le secteur de l’institut qui concerne le plus de patients. Il s’agit de déployer une véritable task force dans les foyers concernés par la MH pour apporter, le plus en amont possible, tout un panel d’aides diverses, sociales, ergonomiques, orthophonistes, diététiques, et des conseils en tous genres pour favoriser l’adaptation des uns et des autres face à la maladie. C’est là qu’entrent notamment en scène les fameux casemanager. Il s’agit de faire du cas par cas pour essayer de soulager tout le monde. Les proches sont pris tout aussi au sérieux et en considération que les patients dans ce système d’aide. Ici, on a très bien compris qu’aider les proches à aider les malades, ça soulage autant les malades que les proches et ça évite beaucoup de crises.

Pour cela, ils ont par exemple mis en place une technique qui s’appelle la « Video Interaction Guidance » (ou VIG). Quand les patients et/ou les familles se plaignent de situations tendues voire de crises à la maison, l’équipe formée à cette méthode vient avec une caméra pour filmer comment ça se passe. La vidéo est ensuite regardée avec les principaux intéressés, pour noter ce qui a déclenché les problèmes, et comment les uns et les autres ont réagi à la tension, mais tout autant pour analyser les moments où ça se passe bien. Des conseils sont alors trouvés tous ensemble pour essayer de désamorcer l’escalade. Le processus se répète plusieurs fois si nécessaire. Ces films sont détruits une fois qu’ils ont servi. Je voulais en voir un parce que cette technique m’intéresse énormément, mais ils m’ont dit qu’il était impossible de les voir, car ils sont protégés par le secret et qu’ils ne sont de toutes façons pas gardés.

Comme me l’explique Eline, la logotherapist d’Atlant, cette méthode est utilisée symétriquement pour améliorer les manières de faire du personnel de l’institut lui-même, et pour former les nouveaux soignants : l’institut utilise la caméra pour analyser comment les choses se passent à la maison et s’en inspirer au sein de l’institution. Le principe est de filmer les moments où ça se passe bien pour comprendre comment ça marche. Il est un petit peu difficile de comprendre un tel principe pour nous (les Français parmi nous en tous cas !) qui sommes si spontanément focalisés sur les situations où ça se passe mal. L’idée de ce système d’apprentissage avec vidéo à l’appui, c’est d’apprendre à partir de ce qui marche, y compris les micro petites choses, et non pas à partir de ce qui ne marche pas. Du pur pragmatisme en action.

Je me renseigne un peu sur cette technique que je trouve très inspirante. C’est une méthode qui a été développée dans les années 80 par un psychologue hollandais, Harrie Biemans, puis reprise au Royaume Uni par Colwyn Trevarthen – un éthologiste ! – et qui ne concerne quasi exclusivement que les interactions parents/enfants. Je n’ai trouvé qu’un exemple de son application avec des jeunes adultes : au Canada, pour former des soignants et des enseignants travaillant avec des autistes. Aux Pays-Bas, comme Atlant en est la preuve, il semble que cette méthode se soit étendue dans le secteur de la santé mentale en général. Je vais leur poser plus de questions à ce sujet dans les semaines qui viennent. Je ne trouve aucune trace de son utilisation actuelle en France ni en Belgique.

Pour en revenir au suivi à domicile, si les patients déjà bien atteints par la maladie ne veulent pas intégrer l’institut, que ce soit en day care ou en résidence, on trouve les moyens pour qu’ils restent à la maison, ou, si c’est leur souhait, on leur attribue un studio spécialement aménagé, autonome. On trouve toujours une solution m’explique Ria. Comme c’est indiqué sur sa carte de visite, Ria est Casemanager Huntington. Littéralement, ça veut dire qu’elle est « gestionnaire de cas ». Pour nous (francophones), le mot « manager » paraît un peu suspect (vocabulaire de l’entreprise, emprunt à l’anglais dont, cette fois-ci comme souvent, on vide le sens au contact de notre propre usage), mais pour Ria, c’est tout l’inverse. « Manager », ça veut dire : c’est moi qui m’occupe de TOUT, pour UNE personne et sa famille ; et « Case », ça veut dire qu’elle met en œuvre une véritable casuistique : faire de chaque cas un événement.

Le suivi à domicile est donc son domaine d’action. Elle est au début de la quarantaine et elle fait ce métier depuis plus de quinze ans. Dans sa petite Smart rouge, elle me montre son compteur : 20 000 km rien que pour cette année ! Elle sillonne les routes chaque jour, faisant jusqu’à 2h de trajet pour faire ses visites à domicile. Elle dit qu’elle ne changerait de métier pour rien au monde. Elle adore son travail, parce qu’il n’est jamais ennuyeux. C’est même plus que ça… Elle cherche les mots pour mieux m’expliquer : les problèmes, les difficultés, elle aime vraiment, ça la stimule, plus c’est difficile et plus elle a du plaisir à faire son job qui consiste à résoudre des problèmes… et plus elle se sent utile. Il n’y a pas une seule situation semblable. Alors auprès de chaque famille, elle apprend toujours quelque chose de nouveau. Je lui demande :

– Tu as bien des patients qui ne veulent pas entendre parler de médecins ni même de suivi social ?

– Bien sûr, me répond-elle. Ça arrive même très souvent au début !

– Mais alors comment tu fais dans ces cas-là ?

– Je cherche le bon angle… ça prend du temps. Parfois, je dois m’y reprendre à plein de fois. En ce moment, il y a un monsieur qui ne veut voir personne du réseau de soin, à commencer par moi. Je discute avec ses proches, j’ai quelques idées. Je sais qu’il sort régulièrement en ville, pour faire ses achats ou prendre des sous à la banque. Je vais profiter de ces occasions pour l’aborder et lui parler, en dehors de la maison. Il existe toujours quelque chose où on peut aider, même un tout petit détail. À partir de là, on peut construire.

– Et s’il ne veut pas ?

– Je réfléchirai et je trouverai autre chose.

Sa détermination est inébranlable. On dirait Colombo : l’obstination en douceur. Je lui demande : mais d’où ça te vient ? Elle me raconte qu’elle travaille à deux-tiers temps pour Huntington et que le reste du temps, elle travaille dans le secteur de la santé mentale en général, où elle est également casemanager. Elle m’explique qu’aux Pays-Bas, ces manières de faire ont depuis longtemps cours au sein de la psychiatrie.

À la Heemhof d’Atlant, plusieurs psys travaillent auprès des résidents et avec l’équipe de soignants, mais aussi à domicile. J’en ai rencontré un dans les couloirs, qui m’a raconté son système d’appréciation des choses : « Figure-toi un feu tricolore. Quand c’est RAS, que tout va bien, c’est vert. Quand d’infimes petites choses commencent à s’accumuler, du genre petites frustrations, débordements, impatiences, énervements, etc. c’est orange. Orange, pour nous, ça veut dire : il faut comprendre ce qui se passe, sinon on va finir dans le rouge, et le rouge, c’est la crise. Or il y a toujours moyen d’anticiper la crise quand on se trouve dans l’orange. Il y a toujours des signes avant-coureurs qu’il faut savoir décoder et désamorcer pour revenir au vert. » Je vois très bien ce qu’il veut dire : mes sœurs et moi, sans même le savoir, on applique ce système de feu tricolore depuis longtemps avec notre mère, et ça marche vraiment bien. Si je reprends l’historique de cette année, on a été une seule fois dans le rouge. Mais c’est parce qu’en effet, on n’avait pas réagi quand on était dans l’orange. À Atlant, l’équipe est obsédée par ce qu’ils appellent le « management » des crises, autrement dit leur anticipation. Ça a l’air d’aller de soi, mais en réalité ça change tout. En France, j’ai l’impression que le soin est focalisé autour de la crise (et d’ailleurs, beaucoup des services hospitaliers fonctionnent ainsi par défaut : il faut passer par les urgences pour y avoir accès). Les familles HD et les soignants se trouvent en difficulté parce qu’ils n’ont pas appris à réagir avant que ça ne dégénère et qu’ils se retrouvent avec une crise ingérable sur les bras, avec violence et compagnie. Mais une immense part de la violence induite par cette maladie peut être évitée si on se met à l’écoute de la zone orange, si on apprend à intervenir au niveau de cette zone sans attendre que les choses empirent.

À Atlant, je n’ai pas vu un seul médecin (à part la dentiste qui est là à demeure car les huntingtoniens, du fait de leurs troubles laryngo-pharyngés, souffrent souvent de complications dentaires). Ce n’est pas qu’ils ne sont pas là, c’est qu’ils ne sont pas au centre des choses, ni au premier plan. Le centre ici, c’est le soin au sens care du terme, pas le traitement médical. Et d’ailleurs, mes interlocuteurs m’expliquent qu’une infime proportion de leurs patients prend un traitement neuroleptique. « À quoi ça servirait ? Les crises et la chorée, on anticipe et on gère, bref, on manage. »

On me fait ensuite visiter les deux sites, le day care et la résidence. C’est Marÿe qui nous fait la visite de la résidence. Marÿe est l’équivalent de nos cadre-infirmiers. Petit gabarit mais forte comme un tigre, un peu garçon manqué, chaleur et rire constants, Marÿe est un phénomène de constante bonne humeur dont il est difficile de ne pas tomber amoureux instantanément. Quelques jours avant ma visite, j’avais longuement étudié le site d’Atlant (fort bien fait dans sa version anglaise) et je leur avais envoyé un petit mot, en leur disant que j’avais envie qu’ils me montrent ce qu’ils préfèrent, ce dont ils se sentent fiers. Je leur avais aussi lancé comme une boutade que j’avais envie d’essayer leurs instruments et leurs machines à roulettes pour Huntingtoniens. Marÿe fait partie des membres de l’équipe d’Atlant que j’avais rencontrés à Stockholm, parce qu’elle est fumeuse comme moi et qu’on se retrouvait parfois entre deux speech pour fumer obstinément sous la froide pluie suédoise. On avait alors discuté d’un problème récurrent pour les Huntingtoniens fumeurs (fort nombreux) et ceux qui les entourent : fumer, oui, mais comment ne pas se brûler soi ou ses affaires, ni brûler le monde ? Je lui avais parlé du problème de ma mère, fumeuse invétérée, dont on a souvent peur qu’elle mette le feu à son appartement. On a adopté l’année dernière le principe du cendrier « marocain », avec de l’eau dedans, mais cela ne règle pas le problème du bout incandescent de la cigarette qui menace le monde de sa petite braise quand il est agité par la chorée. Marÿe m’avait alors parlé des cendriers qu’ils fabriquent sur place à Atlant pour régler ce problème qu’elle connaît par cœur. J’avais trouvé ça génial d’autant que ça m’avait rappelé une conversation avec Katia Youssov qui connaît aussi bien ce problème, et qui avait un jour testé l’un de ces cendriers magiques avec un patient pour lequel l’abstinence n’était pas une option. Le problème, dans les institutions françaises, c’est que le tabac fait souvent l’objet d’une interdiction radicale ce qui rend les patients extrêmement nerveux (moi en tous cas, je n’ai pas besoin d’avoir déclenché la maladie pour devenir insupportable si on m’empêche de fumer trop longtemps). Bref, les « retrouvailles » avec ce fameux cendrier magique, sur un coin de trottoir suédois, via Marÿe, infirmière chef d’un institut hollandais, m’avaient enchantées – autant dire réconfortées par anticipation. Fumeuse tu aimes tant être, fumeuse tu pourras demeurer.

Et Marÿe ne l’a pas oublié. Au beau milieu de la visite d’Atlant, elle m’a fait une véritable démonstration sur la fabrication de ces cendriers magiques, lesquels, selon le bel adage pragmatiste, n’existent-pas-alors-il-faut-bien-les-inventer. Puis elle m’en a offert deux, un pour ma mère et un pour moi. Je ne résiste pas à la tentation de transcrire ici ce fameux mode d’emploi – parce qu’à lui seul il me semble raconter tout Atlant Institute :

  • Éléments fixes : d’abord il te faut un complice bricoleur. À l’hôpital ça existe forcément, c’est le type qui fait les menus travaux, et avec qui tu t’entends bien sinon tu es foutue. Tu prends un cendrier en métal que tu demandes à ton complice de visser sur une petite table qui sera la table de ton patient fumeur. Chaque fumeur a sa petite table à laquelle est vissé son cendrier (on met une petite étiquette avec son prénom écrit dessus, tu vois ?). Ensuite tu demandes à ton complice de souder au cendrier le rond en métal qui enserrera la cigarette elle-même (tu peux utiliser un minuscule embout de tringle à rideau, du moment que c’est en métal et que ça se soude solidement au corps du cendrier).

  • Eléments mobiles et changeables du narguilé : à l’officine, tu prends deux sondes jetables neuves qu’on trouve très facilement à l’hôpital. La première est une sonde rectale. La seconde est une sonde gastrique. Pourquoi ces deux là ? Parce que la rectale a un embout qui convient parfaitement pour fumer (eh oui), et parce que la gastrique a un embout qui convient parfaitement pour, du côté du cendrier lui-même, avoir la cigarette glissée et maintenue dedans. Il faut toutefois couper chacune de ces sondes à leur bout respectifs (celui sans embout) et glisser le bout ainsi coupé de la petite (gastrique je crois) dans le bout coupé de la plus large (rectale je crois), et consolider cette fusion inter-sondes par un bon bout de sparadrap.

  • Le cendrier est prêt à l’usage. Il ressemble à un narguilé, sans qu’il y ait besoin d’eau : la cigarette est glissée dans le petit anneau lui-même fixé au cendrier lui-même fixé à la table, et son filtre est glissé dans l’embout gastrique de la sonde, qui se déploie vers le fumeur, où elle se transforme en sonde rectale dont l’embout flûté ressemble en tous points à un fume-cigarette (eh oui).

  • Les sondes qui se colorent de jaune-nicotine au fur et à mesure de leur utilisation, se changent environ une fois par semaine.

Elle m’offre deux spécimens du genre, plus un bon paquet de sondes diverses dans leur étui en plastique pour me faire la main.

J’essaie ensuite tout un tas de dispositifs roulants : le fameux fauteuil électrique, qui possède 4 vitesses dont l’ultime me semble aller vraiment vite (à vue de nez je dirais 12 km/h). Facile à manier, ultra sensible, je mets quelques minutes à m’habituer aux manœuvres de marche arrière et c’est parti, j’ai du mal à m’arrêter de jouer avec. J’essaie ensuite un engin ahurissant, tellement hollandais : un vélo électrique sur le devant duquel est fixée une plateforme roulante sur laquelle est fixé un fauteuil roulant. Cet engin a été conçu pour les soignants et les proches qui souhaitent emmener en ballade leurs beloved ones, comme on les appelle ici, en ville ou dans la nature. Je grimpe sur la selle du vélo, Eline, la speech therapist s’installe sur la plateforme dans le fauteuil, je me mets à pédaler, et bientôt nous engageons une course dans les couloirs de l’institut avec Lia, la directrice de l’unité, qui a pris ma place dans le fauteuil électrique de tout à l’heure. Ria fait une chouette photo de nous trois en pleine action. J’essaie ensuite un autre engin, inspiré du Youpala pour les bébés qui sont en train d’apprendre à marcher : ça pourrait ressembler à un déambulateur mais ça permet en réalité aux personnes de marcher, en étant complètement soutenues, sans avoir à tenir leur poids sur leurs deux jambes, et de se glisser lentement… C’est agréable et vraiment facile à manier. Il y a ensuite toutes sortes de dispositifs pour prendre sa douche : du fauteuil spécial au lit plastifié qui permet de prendre un bain/douche tout en restant allongé, et comme il est un peu creux, ça fait office de baignoire. Un lit-baignoire sur roulettes. Même dans mes fantasmes d’alitée les plus débridés, je n’avais jamais imaginé une chose pareille. Ça donne envie de devenir ingénieur, testeur, inventeur, équipeur généralisé du monde huntingtonien. Il y a aussi une espèce de hamac où l’on reste assis, qui permet aux entourants/soignants de transporter les personnes qui ne peuvent vraiment pas se tenir debout d’un lieu à un autre, d’un dispositif à un autre (par exemple du fauteuil roulant lambda au fauteuil/douche, ou au fauteuil/WC, etc). Il y a aussi une myriade de choses, des plus petits détails aux plus grandes inventions, qui concerne la prise de nourriture et des repas – je repars avec un fascicule très bien fait, rédigé en anglais, produit spécialement par Atlant.

Je participe à une séance de « musico-thérapie ». Cinq malades autour d’une table où le thé est servi, Monique, la Music therapist d’Atlant, guitare à l’appui, entonne Aux Champs Elysées en mon honneur, je me sens obligée de chanter, et on rigole bien un moment parce que je chante vraiment mal. Ensuite elle chante les chansons préférées des uns et des autres, puisées dans le répertoire hollandais. Et là il se passe ce qui se passe souvent avec la musique et ses mystérieux pouvoirs, on commence tous à être pris, qui par la mélodie, qui par le rythme, les paroles, le refrain irrésistible. On entend à l’autre bout du couloir les infirmières et les différents employés, qui, tout en continuant de vaquer à leurs occupations respectives, se mettent à chanter à l’unisson avec notre petite troupe de gigoteurs. C’est un moment qui transcende la gêne que l’on peut éprouver à être assis à côté de quelqu’un qui est très malade, en ayant envie de partager quelque chose avec lui sans savoir vraiment comment : la musique vous prend et vous fait être instantanément au bon endroit, c’est-à-dire au même endroit que lui.

L’atelier de musique est également le prétexte pour écrire et composer des chansons. Atlant a même produit un disque en 2007 qui propose une vingtaine de ces chansons. L’auteure de ce disque/livret, Marlies Brandt, music therapist également, explique que l’écriture de chansons permet aux malades d’exprimer des choses qu’ils ne peuvent pas exprimer autrement – on ne peut pas déclamer impunément de la poésie sur ce qui nous arrive, mais la possibilité de le faire permet de déclencher l’expression chez certains de choses particulièrement difficiles à dire.

Music’s important to me

Cause I don’t have to keep myself busy

And music makes me feel free

And it gives me such peace

And I don’t feel so confined in myself.

Extrait d’une chanson de Tine, prise dans le livret édité de ces chansons.

Je remarque que les patientes, quel que soit leur âge, arborent quasi toutes de beaux ongles vernis. Quand je leur en fais la remarque, Ria et Lia m’expliquent qu’ils ont à Atlant un atelier beauté pour les dames. Coiffure, soins de peau, maquillage, au moins une fois par semaine pour celles qui veulent (et elles sont quasiment toutes volontaires).

Last but not least (ici, je suis loin d’avoir fait le tour de tout… je compte y retourner de toutes façons), le Spiritual care. Comme ils l’expliquent sur leur site : « Clients and carers can call on the services of our spiritual carers; they will help you with questions relating to your own life and philosophy, and with ethical matters. » Donner la possibilité de travailler l’éthique de la situation de chacun, en la distinguant soigneusement de la psychologie, je me pince pour voir si je ne rêve pas. Sans compter leurs services religieux : christianisme, judaïsme, islam, bouddhisme, etc., disponibles à la demande au sein de l’établissement.

À la fin de ma visite, je fume une dernière cigarette dans l’un des multiples patios prévus pour cette noble activité, et il y a là P., une jeune femme d’une petite trentaine d’années assise dans son fauteuil électrique, qui fume aussi (sans narguilé toutefois). Ria et Lia me présentent. On discute un moment. Elle me raconte qu’au tout début, elle a voulu « se faire euthanasier ». Et puis elle a fini par trouver, en elle, le calme… mais ça a été long. « Tu verras, c’est long, me dit-elle, mais tu dois le trouver ». Je crois que je n’ai jamais vu de sourire aussi grand que le sien. Je me dis : merde, j’ai pas chialé jusqu’à ici, c’est pas maintenant que ça va commencer. On se fait un câlin. En repartant, Lia me raconte qu’elle adore P., mais qu’est-ce qu’elle lui en a fait voir ! Avec son fauteuil électrique elle se promène souvent, comme les autres d’ailleurs, en ville (juste à côté), mais à un moment elle volait très souvent des bouteilles d’alcool qu’elle cachait dans son fauteuil pour aller les boire dehors ou dans sa chambre et il n’était pas rare que les policiers finissent par appeler Lia, qui devait alors faire la médiation.

Alors bien sûr, la première question qu’on est en droit de se poser après une telle visite est la suivante : comment se fait-il qu’en France (et en Belgique aussi d’ailleurs) on soit aussi loin d’un tel système ? Je crois qu’on peut formuler plusieurs hypothèses. La première est celle de l’histoire de la santé mentale aux Pays-Bas : cela fait longtemps que ce pays a éprouvé l’efficacité d’un système réellement psychosocial, qui n’est pas géré strictement dans les murs de l’institution mais qui fait au contraire la part belle au domicile et à l’immensité des possibles qui existe dans l’entre deux : à la fois dans et en dehors de l’institution. Un peu comme le Canada qui a également su inventer depuis très longtemps une approche réellement psychosociale.

Et puis bien sûr il y a le coût des choses. À Atlant, j’apprends que les personnes qui sont affectées par Huntington reçoivent 300 euros par jour pour leur care, et c’est avec cet argent qu’ils payent les instituts comme Atlant. En France, une personne reconnue handicapée du fait de sa MH reçoit entre 600 et 800 euros… par mois ! Il faudrait faire une étude vraiment comparative afin de ne pas comparer ce qui n’est pas comparable, le système de soin français étant très particulier. Mais ça vaudrait le coup de voir si le système hollandais est vraiment plus coûteux que le système français. Mon petit doigt me dit que non.

Quand je lui raconte ma visite, Isabelle Stengers a cette première réaction : tout ça, ça crée de l’emploi ! Ce n’est pas une bagatelle, ça crée vraiment de l’emploi, toutes ces personnes impliquées non pas seulement au sein de l’institut lui-même (qui compte tout de même une centaine d’employés pour moins de soixante patients intra-muros, ce qui est déjà énorme), mais au niveau de toutes les ramifications induites par la persévérance de l’institut à créer tous ces instruments, machines, dispositifs ad hoc. Imagine, insiste Isabelle : tous les ingénieurs, ouvriers, manutentionnaires, revendeurs impliqués dans ce beau trafic huntingtonien. C’est vrai. Huntington crée de l’emploi.

A. R.

Novembre 2012.

© Dingdingdong


N’hésitez pas à réagir, interroger, proposer, commenter, développer, susciter, rebondir, renchérir… en écrivant à contact@dingdingdong.org.