Stockholm 2012

Par Alice Rivières5 décembre 2012

Souvenirs de Stockholm

Impossible de prendre en notes toutes ces heures de conférences de neurologie et de neurobiologie et de neurogénétique et de neuropleindetrucs, dont certaines étaient tellement pointues que même les neurologues s’endormaient sur leur chaise ; mais ce ne serait pas justice de pointer sur l’aspect un petit peu rébarbatif de ces conférences car je ne me suis jamais ennuyée pendant ces cinq jours, même quand je ne comprenais rien du tout. Il y avait toujours quelque chose à comprendre, à sentir, à percevoir plus exactement, non pas tant dans le contenu des choses, que dans le sentiment que la recherche était mobilisée à ce point. Il a été vraiment possible, très physiquement, pendant ces cinq jours, malgré la fatigue, de sentir cette énergie, celle du savoir en train de se faire, circulant parmi tous les participants, y compris ceux qui comme moi ne comprenaient pas grand chose. Cependant, j’ai eu très mal à la tête et je ne me sentais pas joyeuse. Je me suis demandée, et je continue de me demander, pourquoi, au-delà des enseignements innombrables qu’il y avait à puiser dans ce congrès, un tel rassemblement m’a donné la migraine et m’a rendue aussi triste. Sans doute parce qu’il s’agissait là encore, comme diraient Isabelle Stengers et Tobie Nathan, de savoir sans pouvoir.

Si l’on en croit Bernhard Landwehrmeyer, le directeur de l’EHDN – network qui rassemble et organise (avec une efficacité redoutable) toute la recherche européenne sur la MH, 10 000 adhérents tout de même – nous sommes parvenus à une période honey-moonienne pour la recherche. Après des années d’espoirs déçus et de laborieux tâtonnements, il semblerait qu’un certain regain se fasse sentir – preuve en est, nous a-t-il dit (c’était la dernière intervention des journées associatives, et il a fait une intervention que j’ai trouvé vraiment habile, reprenant les choses du congrès scientifique pour les associations familiales ; je l’avais par ailleurs écouté présenter la MH pour les scientifiques « débutants » dans un des ateliers, et j’ai trouvé sa manière de décrire la MH excellente, subtile, j’y ai appris des choses sur les nuances), preuve de cette belle période de recherche qui s’annonce, donc, la présence des cinq plus grands laboratoires au congrès de Stockholm – Pfizer, GlaxoSmithKline, Sanofi, Sienabiotech… Ces laboratoires n’étaient pas là il y a cinq ans, et depuis ils ont tous ouvert des programmes de recherches HD au sein de leurs industries. Pourquoi ? Pour trois raisons essentielles, d’après Landweymeyer : 1) la MH est causée par un seul gène ce qui la rend plus facile à appréhender que les autres maladies neurologiques telles que la Maladie d’Alzheimer ; 2) les outils développés par les comités scientifiques des réseaux de chercheurs sont désormais au point ; 3) la communauté MH est à présent très organisée dans son engagement au sein des essais cliniques.

*[EHDN]: European Huntington’s Disease Network *[MH]: Maladie de Huntington *[HD]: Huntington’s Disease, Maladie de Huntington

Pour Landweymeyer, la recherche fondamentale, notamment en termes de modélisation de la maladie chez les animaux, de compréhension de la fameuse Huntingtine (qui fut la star des trois journées scientifiques, il n’y en a eu que pour elle…), ou encore de voies de « silençage » ou d’atténuation des effets de la mutation de cette dernière, bref, tout converge, nous a-t-il martelé avec force, pour que de réels progrès puissent être désormais réalisés en matière de recherche. Pas de traitement avant longtemps, certes, mais des essais cliniques d’ici quelque temps, deux ou trois ans peut être, pour tester certaines voies ; il se trouve d’ailleurs que les protocoles de ces recherches cliniques sont en train de changer, en tous cas de s’adapter pour rendre plus accessibles ces fameuses phases d’essais cliniques indispensables, pour l’instant compliquées par des problèmes d’éthique liés à l’utilisation de cellules d’embryons humains.

Lors de son intervention de clôture des journées de l’EHA, réservée donc essentiellement associations (quel dommage qu’il n’ait pas parlé de ça au début, devant tous les médecins !), Landweymeyer insiste au sujet du soin pour dire qu’il y a encore d’énormes choses à apprendre pour améliorer le bien-être quotidien des malades et de leurs proches, notamment pour faire progresser ce qu’il appelle les « coping skills ». On est très ignorant sur ce qui fait du bien aux malades, dit-il, et on doit apprendre encore beaucoup de choses via les pratiques personnelles de chacun en la matière. Or il y a très peu de recherches menées là dessus. Par exemple sur l’impact du plaisir et du déplaisir sur la maladie (Dingdingdong, à la rescousse !!!). Les médecins s’intéressent trop à ce que les malades ne peuvent plus faire au lieu de regarder ce qu’ils peuvent faire. Ce qui manque à présent ce sont de bons outils pour évaluer ce qui change et ce qui ne change pas dans les comportements (traduction des choses en langage dingdingdonguien : il manque des instruments pour appréhender la métamorphose telle qu’elle se fait). Et là, il s’adresse à nous pour dire : on a besoin de vous, les familles, les usagers, pour y arriver. La classe.

*[EHA]: European Huntington Association

Et justement ! Katia Youssov, a présenté l’après-midi du premier jour de l’EHDN les travaux de son working group sur les MH « avancées » (autrement dit : les malades très malades). Sa préoccupation principale est la qualité de vie des patients et ils ont par exemple développé des outils sous la forme de brochures permettant d’aider les professionnels qui suivent de tels patients à améliorer le confort et le bien-être de ces derniers. Mais, poursuit Katia, « pour lier le soin à la recherche, comme on le fait toujours à des stades plus précoces de la maladie, nous avons besoin de pouvoir continuer à évaluer les patients plus avancés dans leur histoire avec la MH en promouvant le maintien des patients dans les études. Or le plus souvent les patients quittent les études de cohorte en entrant en institution… et alors ils “disparaissent” des annales ! Nous trouvons qu’il est absolument indispensable de ne pas perdre de vue les patients même après une entrée en institution (sauf si c’est le souhait des patients et de leurs familles) et qu’on puisse continuer à noter ce qui leur arrive, la façon dont ils évoluent pour en titrer de meilleurs infos sur la prise en charge et pour promouvoir des études thérapeutiques chez ces patients (cela n’est encore jamais le cas…). » Pour procéder à cette étude sur la qualité de vie des malades les plus avancés, Katia et son groupe de recherche ont mis au point une échelle, la « UHDRS-FAP » (pour : Unified Huntington’s Disease Rating Scale For Advanced Patients: Validation and follow-up study). L’idée globale en est la suivante : « avoir rajouté des items (en particulier pour tester la cognition) qui permettent de continuer à évaluer des patients chez lesquels on est arrivé à un effet plancher avec l’échelle précédente ; il y a par conséquent plusieurs intérêts: pouvoir cibler des signes cliniques mal explorés par l’échelle usuelle et qui sont habituels lorsque la maladie est plus avancée ET continuer à évaluer les possibilités que les patients peuvent développer sur le plan fonctionnel et cognitif (ce qui a un intérêt pour l’évaluation des soins probables car les établissements qui accueillent ces patients sont demandeurs d’outils d’évaluation et l’échelle usuelle ne leur convient pas). » Son groupe de travail a fait passer cette échelle à 69 patients en France et aux Pays-Bas afin d’étudier notamment leurs facultés restées indemnes (remaining abilities) en prenant en compte les aspects longitudinaux de leur histoire avec la maladie. Les résultats obtenus sont vraiment prometteurs quant à la qualité de cet outil…

D’après Cristina Sampaio (Princeton), il semble que si les méthodologies des recherches cliniques menés par les labos se sont jusqu’ici le plus souvent fourvoyées, c’est soit parce qu’elles se concentraient sur de trop gros problèmes en cherchant à réunir de trop grosses cohortes (« il faut passer d’essais de type Mammouth à des essais de type Gazelle » a t-elle martelé lors de son intervention, « il faut faire des essais sur mesure »), soit parce que les laboratoires ont jusqu’à aujourd’hui eu tendance à ne se focaliser que sur une seule molécule (celle qu’ils essayent de promouvoir bien entendu), sans considérer qu’en réalité, si un jour il y a traitement, ce sera un traitement nécessairement multiple, un cocktail croisant les molécules, un peu comme la multi-thérapie dans le cadre du sida.

Par ailleurs, ce regain de la recherche, la MH le doit à son très gros avantage comparé aux maladies d’Alzheimer et de Parkinson – par ailleurs plus attrayantes pour les labos du fait du nombre de patients atteints (rien que pour la France, respectivement 860 000 et 150 000 comparé aux 6 000 malades de Huntington…) : c’est le fait que l’on ait isolé le gène responsable ainsi que sa prédictibilité. D’autant plus que les découvertes liées à la MH concernent finalement aussi beaucoup d’autres maladies neurodégénératives : les applications de telles découvertes pourront servir aux autres. Par exemple l’élucidation du rôle des prions, que l’on retrouve dans une bonne dizaine de telles maladies. Mais, contrairement aux autres maladies, avec la MH on peut agir très en amont des stades avancés de la maladie, et cela change tout.

L’heure est du coup beaucoup à la recherche de patients volontaires, porteurs a-symptomatiques, pour travailler à étudier la fameuse zone pendant laquelle la maladie a commencé sans que l’on n’en voit encore les signes tellement ils sont infimes, « manageables » par la personne, compensés par le cerveau. Charles Sabine est par exemple un « heureux » volontaire pour ce type de recherches : il se filme en train de faire des prises de sang, de passer des IRM etc., je trouve ça très courageux et généreux – sachant qu’il ne le fait pas pour lui-même mais pour les générations futures. Moi, j’avoue que je n’ai pas du tout envie de participer à ça. Ou alors, vraiment, en imaginant une espèce de principe de donnant/donnant : je te donne un peu de mon temps et de mon attention si tu me donnes un peu de ton temps et de ton attention à ton tour pour modifier ta démarche, y compris dans la manière dont tu mènes ta recherche sur moi. Comment ne pas se faire cannibaliser en chemin quand on participe à ce genre de recherche ? (cf mon entretien avec une neurogénéticiennne qui voulait soi-disant « prendre de mes nouvelles » alors qu’en fait elle voulait me faire entrer dans sa cohorte de recherche sur : est-ce que le test fait démarrer la maladie ou non ? et juste voir si j’étais malade et si oui, à quel point. Si nous n’avions pas été aussi têtues l’une que l’autre ce jour-là, nous aurions pu imaginer (fabulation) que je prenais au sérieux sa question de départ, que je trouve d’ailleurs pertinente : le test rend-il malade ? et cela aurait été passionnant du moment que je n’aurais pas été étudiée à mon insu.)

La Huntingtine (Htt) était au centre de toutes les attentions durant les trois jours du congrès scientifique, et, grâce à Elena Cattaneo (Milan), on en a appris un peu plus sur cette grosse protéine (70 fois la taille moyenne des autres protéines !) qui ressemble à une pelote de laine un peu décoiffée. Htt a toujours été présente dans toutes nos cellules, que nous soyons ou non huntingtonien, depuis les toutes premières formes du vivant. Il y a 800 millions d’années, elle était déjà là, mais elle ne présentait alors aucune répétition de CAG. D’après Cattaneo, elle avait alors une espèce de fonction « sociale » pour les cellules, leur permettant de créer des relations entre cellules et de communiquer correctement entre elles. Elle a progressivement muté, et cette mutation correspond à cette présence de CAG (normalement moins de 28) dont le nombre s’emballe chez les huntingtoniens (à partir de 38 jusqu’à 80 voire plus). On ignore encore les fonctions exactes de la Huntingtine. Mais il est possible de divaguer, et Catteneo ne s’en prive pas (je ne place ici aucun ricanement sceptique, bien au contraire… ) : si on l’enlève expérimentalement (on y arrive chez les pauvres poissons zèbres, notamment), on constate que les cellules ne s’organisent pas aussi bien que d’habitude, alors qu’avec de la bonne Htt, les cellules « se parlent bien entre elles ». L’hypothèse de travail est alors la suivante : l’expansion de CAG au sein de la Huntingtine pourrait avoir sa place dans l’Évolution. La matière grise est quantitativement plus importante chez ceux qui présentent une expansion du nombre de leur CAG, tout en restant dans la fourchette normale, et le cortex est plus épais chez les patients pré-symptomatiques. Peut être que les porteurs d’une expansion de CAG, d’un point de vue évolutionniste, étaient-ils voués à être plus intelligents, avant que le nombre trop élevé de répétition ne gâte la bonne communication entre les cellules et que cela ne se retourne contre le cerveau du mutant…

On a également appris que les chiffres habituels quant à la prévalence de la maladie dans le monde (entre 5 et 6 pour 100 000) sont en train d’être revisités à la hausse, à la lumière d’une étude menée en Amérique du Nord par Michael Hayden (Vancouver). De nouvelles méthodes de recensement, un affinement des évaluations, une meilleure connaissance de la maladie, les familles qui ont moins honte d’en parler, et surtout la prise en compte de personnes qui développent la maladie alors que cette dernière n’existait pas jusqu’alors dans leur famille (cas de mutation spontanée) ont comme conséquence d’augmenter considérablement, voire de carrément doubler, le nombre de cas. Cela n’est pas tellement étonnant si on se fie à ce que dit Sampaio du caractère dynamique de la mutation de la Htt. La maladie de Huntington correspond à une mutation génétique qui n’est pas en train de se tarir, mais qui, au contraire, se trouverait même en expansion. Les raisons d’une telle évolution ne sont pas connues, mais il existe quelques hypothèses, à commencer par le vieillissement de la population, permettant de révéler des personnes qui la développent tard.

Ici, j’aimerais faire une courte pause ainsi qu’un petit effort dans le but de répondre à l’une des questions que m’avait posé/posée/posées (f***ing participe passé, j’y arriverai donc jamais ?!) Isabelle Stengers pendant notre résidence : à quoi sert-elle, cette fameuse protéine ?

J’avais séché. (Je passe mon temps à oublier/rechercher/re-oublier les détails de cette histoire). Or c’est vraiment une question importante.

Alors, roulement de tambours, trompettes, la voici, la voilà…

*** La Huntingtine !!! ***

Avant de commencer, il ne faut pas oublier de dire qu’on ne la comprend pas bien du tout. Elle reste encore une énigme, mais on sait que dans le cas de la maladie de Huntington, elle se met à dysfonctionner, entraînant une mauvaise communication entre les cellules et des réactions en cascade, au fur et à mesure que ces effets se font sentir dans l’un ou l’autre des endroits du cerveau progressivement touchés, rendant la maladie de plus en plus symptomatique et visible. Et ce qui est tangible, lorsqu’on se retrouve dans une salle pleine à craquer de chercheurs dans ce domaine, c’est que la Huntingtine (Htt) devient comme pour la conquête de l’ouest : une course au trésor. Celui ou celle qui trouvera la clé pour décoder cette grosse protéine méritera à coup sûr le prix Nobel (ça tombe bien, le soir du premier jour, on nous a offert un dîner au City Hall de Stockholm, dans cette même pièce, immense comme une cathédrale, où les tout juste nobélisés tiennent aussi leur banquet…).

La Htt contrôle normalement l’autophagie (une cellule détruit ses mauvaises protéines, c’est ça l’autophagie) mais dans le cadre de la MH, la mutation empêche la Htt de faire ce travail correctement. (Il y a quelque chose de contre-intuitif dans cette histoire : on dit toujours que les cerveaux huntingtoniens finissent par perdre jusqu’à 30% de leur masse mais si l’autophagie ne fonctionne pas bien, on devrait au contraire se retrouver avec un surcroît de protéines, et donc avec plus de masse, non ?). Par ailleurs, au niveau des synapses, la connexion ne se fait pas bien notamment du fait d’un défaut des enzymes « PDE » qui sont censées faire le ménage après que les messages ont été délivrés. Les messages persistent donc à exister dans le cerveau alors qu’ils ne servent plus à rien et qu’ils devraient être détruits. C’est vraiment le bordel là-dedans. J’écris cela en souriant, car je ne sais pas pourquoi, je préfère penser que les difficultés viennent d’un surplus, d’un foutoir, plutôt que d’un moins, d’un vide, d’un trou. Avoir le cerveau occupé par trop de choses, je trouve ça moins inquiétant que d’avoir le cerveau qui s’auto-mangerait trop.

Ici, je triche un peu en wikipédiant l’affaire : la huntingtine est une protéine essentielle au fonctionnement normal du corps humain. Le gène de la protéine est retrouvé sur le chromosome 4 en position 4p16.3. Aucune similarité avec une autre séquence de protéine n’a été trouvée. Elle contient ordinairement 3144 acides aminés et a un poids d’environ 350 kDa. Dans sa partie N-terminale, le nombre de glutamines peut varier de 6 à 36 pour une protéine qui aura encore des fonctions normales. Si le nombre de glutamines dépasse 36, la protéine change de conformation et provoque le développement de la maladie de Huntington. Bien qu’on puisse l’observer dans les noyaux, la huntingtine est majoritairement cytoplasmique (l’intérieur des cellules et non pas seulement leur noyau), associée à des structures vésiculaires et aux microtubules. En fait, elle est associée à différentes protéines pouvant jouer un rôle dans le transport intracellulaire.

***

Pendant les journées scientifiques, il y avait très peu de malades, je n’en ai vu que deux ou trois (sur 700 personnes). Bien sûr, il y avait peut être des porteurs invisibles. Pendant les journées associatives il y en a eu un petit peu plus mais vraiment pas beaucoup. Surtout des familles. Mais cela a cessé de m’étonner. Il m’a fallu un peu de temps, mais cette fois j’ai compris à quel point il n’est pas possible pour les malades de « simplement » se rendre à ce genre de manifestations. Ils ne sont pas assez en forme pour ça. Les familles, si. Les familles témoins et « survivantes » (ce n’est sans doute pas le bon mot, à creuser un jour), justement, si. Il y a par exemple beaucoup de personnes à risque qui ont été finalement épargnées : j’ai par exemple rencontré E., co-directrice d’une association européenne, dont la mère est morte de la MH, et qui a fait le test, et quand elle a su qu’elle n’était pas porteuse, s’est engagée comme bénévole dans l’association Huntington de son pays. C’est aussi le cas de J., fondatrice d’une autre association dont la mère est morte de Huntington, et qui est elle-même l’aînée d’une fratrie de sept filles… Des histoires comme celles-là, on en retrouve beaucoup parmi les fondateurs des associations. Ou, autre cas de figure, les associations sont fondées par des personnes qui ne sont pas à risque elles-mêmes, mais qui sont des proches, épouses, maris, pères, mères, amis de malades. Mais les malades directement, il n’y en a quasiment pas, au sein des boards en tous cas je n’en ai vu aucun.

J’ai aussi rencontré F., l’une des principales figures du mouvement associatif. Son mari est mort de la MH, l’un de leurs enfants s’est suicidé (après avoir passé le test ou après avoir commencé à développer la maladie ? Je n’ai pas bien compris), l’autre, qui est maintenant une jeune femme, est à un stade avancé de la maladie, et a eu elle-même un enfant qui est né prématuré et qui a fait une attaque peu après la naissance (je ne sais pas si cette naissance difficile et cette attaque sont liés à l’état de la mère). Cela ne faisait pas plus de trois minutes que je l’avais rencontrée et F. m’a montré en tremblant des photos de sa famille, j’étais bouleversée. Je l’ai regardée en me disant qu’elle était comme les soldats revenus du Vietnam, une combattante, une survivante non pas de Huntington exactement (on ne sort pas de Huntington), mais d’autre chose, et je ne sais pas encore dire bien quoi, mais j’ai pensé : c’est une héroïne de guerre, forcément. Elle m’a demandé comment j’avais fait la connaissance d’Alice Wexler qu’elle connaît bien. Je lui ai dit que j’avais lu ses deux livres et que je les avais beaucoup aimés. Elle m’a dit : « oui, ils sont pas mal, mais bon… elle ne parle que des cas qui vont relativement bien, pas des cas qui vont très mal ». Je lui ai dit : « oh ben si quand même… et puis c’est important de parler aussi des cas qui vont relativement bien ». Elle m’a répondu : « oui mais ce n’est pas représentatif de la moyenne (average) ». « Mais la moyenne n’existe pas, chez les malades », j’ai répondu, « il y a une telle disparité de cas, comme s’il n’y avait pas une seule maladie de Huntington, mais des tas de maladies de Huntington différentes. » C’est là qu’elle m’a parlé de son histoire.

Evidemment, en écrivant ces lignes, je m’aperçois de ma propre brutalité. Si Alice Wexler évoque souvent des cas « lights » et si moi j’évoque aussi des cas « light » c’est parce que « nos cas » familiaux sont assez lights. Et quand F. insiste pour me dire qu’elle n’a pas reconnu, dans les livres d’Alice Wexler, son expérience des cas « lourds », elle sait de quoi elle parle.

Tous ces implicites super-puissants et actifs qui existent entre les mots, quand on discute avec des personnes touchées par la MH, les présences douloureuses, invisibles, qui restent suspendues comme des fantômes entre nous, je les ai découverts peu à peu à Stockholm. Par exemple :

• R. : je lui raconte mes histoires avec plein d’énergie et tout, avant de lui demander de me raconter son histoire et là j’apprends que son fils a mon âge et qu’il est déjà bien malade, en institution. Est-ce possible de continuer à discuter depuis ma propre posture dans ces conditions ? Comment faire ?

• Et puis J. : on était en train de déjeuner, elle nous écoutait Laetitia (Carton) et moi nous rassurer du fait que dans nos familles respectives on commence la maladie plutôt tard, vers 50 ans, ça nous console un peu (en tous cas moi, ça me rassure, sachant que Laetitia n’est pas porteuse), ne nous rendant pas compte que cette information est en train de foudroyer J., 22 ans, dont la grand-mère est morte de la maladie et dont la mère, qui a cinquante ans, ne veut pas faire le test ; or son médecin lui avait dit que comme c’était une maladie qui démarre jeune, elle n’avait plus rien à craindre, vu que sa mère a cinquante ans et qu’elle n’est pas malade. C’est une chose que l’on croise très souvent et qui est particulièrement insupportable : ce qui constitue une bonne nouvelle pour l’un, peut s’avérer être une très mauvaise nouvelle pour l’autre. (Sauf bien sûr si la maladie n’est pas une malédiction, mais pour l’instant je n’ai pas encore rencontré de personne pour laquelle la maladie est autre chose qu’une malédiction). Il n’est pas rare de voir les fratries, et les liens intrafamiliaux en général, se pulvériser parce que les personnes se retrouvent embarquées dans des formes huntingtoniennes qui ne sont pas partageables et qui menacent, par leur seule existence, le devenir des autres.

Symétriquement, la manière dont les malades regardent les porteurs lorsque ces derniers s’expriment, super angoissés, sur leur devenir, m’a beaucoup intéressée. À Stockholm, il y en avait un que je vais appeler Georges (qui a commencé la maladie depuis quelques temps), et qui s’est exprimé à plusieurs reprises pendant le congrès, disant à un moment, après l’intervention de Matt de HD-YO (voir plus loin) : « je suis si désolé que vous ayez tant souffert ainsi… il n’y a pas de quoi, en tous cas moi je n’ai jamais souffert, regardez comme je vais bien ! » Ça me donne très envie d’entamer un dialogue entre porteurs et malades. Je crois que les porteurs ont des questions qu’ils n’osent pas poser aux malades. En tous cas, c’est mon cas. On pourrait instaurer un moment où l’on demanderait aux malades de s’exprimer sur « tout ce que les porteurs ont toujours voulu savoir sur la maladie sans jamais avoir osé le demander aux malades ». Un peu comme si on interrogeait un explorateur revenant de la Lune où justement il était prévu qu’on aille s’installer. Ce n’est pas le seul moyen d’enquêter mais il me semble incontournable.

Le dimanche, j’ai participé à la réunion de l’Association Européenne contre la maladie de Huntington (EHA), qui regroupe les Associations Nationales européennes. Je me sentais comme une intruse car Ddd n’est pas membre de l’EHA, et je ne sais même pas encore si c’est notre souhait de le devenir. Du coup, quand ce fut mon tour de parler, j’ai commencé à présenter Ddd mais on m’a tout de suite arrêtée en me disant : comme vous ne faites pas partie de l’association, vous ne pouvez pas vous présenter, en revanche, si vous faites une demande d’adhésion officielle en nous faisant parvenir vos statuts, vous serez la bienvenue. J’ai donc passé mon tour, cette fois-là ! Il y avait une vingtaine de représentants d’associations nationales : 1 française (900 membres), 3 italiennes, 1 slovène (45 membres), 1 russe, 1 espagnole, 1 portugaise (300 membres), 1 finlandaise (110 membres), 1 norvégienne (500 membres), 1 danoise (800 membres), 1 suédoise, 1 suisse (350 membres), 1 belge, 1 écossaise (500 membres), 1 irlandaise (400 membres), 1 néerlandaise (1500 membres !!!), 1 allemande (1600 membres). Toutes les associations faisant partie de l’EHA étaient loin d’être présentes. L’EHA va devenir une EEIG (groupe européen d’intérêt/incoming économique), ce qui va lui permettre entre autres de recevoir des subventions qui ne seront pas taxées. Leurs élections ont eu lieu : Bea de Schepper, par ailleurs directrice de l’association belge, continue d’en être la présidente pour 4 ans, secondée par Olafur Olesen, par ailleurs directeur de l’association danoise.

L’association danoise, par exemple, est super bien organisée. Elle coordonne un réseau de professionnels qui sont répartis dans quatre centre accueillants des malades, et qui se retrouvent tous une fois par an pendant un séminaire pour échanger sur leurs pratiques. Ce serait génial de penser à organiser un truc dans le genre en France !

Le phénomène HD-YO – à prononcer « yo ! », comme si c’était du hip hop. Matt Ellison, 22 ans, a fondé ce groupe il y a moins de deux ans, après avoir fait le constat que le monde associatif comme le monde de la recherche ne s’adresse pas aux jeunes touchés par la MH, ni aux enfants, ni aux adolescents, ni aux jeunes adultes. Il raconte volontiers, comme un étendard (ici en plénière), son histoire. Son père est tombé malade lorsqu’il avait 7 ans, il ne comprenait bien sûr pas ce qui était en train de lui arriver, il devenait très violent, et sa mère ne lui a rien expliqué. Il avait honte de son père, de sortir avec lui par exemple et d’avoir à supporter le regard interloqué et dégoûté des gens. Il exprime très justement le dilemme intime que vivent beaucoup de proches : « I was ashamed of my father. And I was ashamed to think/feel that way ». À 13 ans, il a fui de la maison, et peu après il a dû arrêter l’école et travailler depuis chez lui tellement il se sentait pas bien à l’école. Il avait alors complètement perdu confiance en lui. Il a quand même réussi à trouver un job mais a du l’arrêter à 18 ans, car sa mère, qui s’occupait toute seule de son père, avait besoin de lui pour l’aider. Son père est mort de la maladie en 2009.

Tout du long, il a cherché des informations sur Internet et n’a trouvé que des choses qui n’étaient pas pertinentes pour lui, son âge, ses préoccupations. Comme il n’existait pas de site pour les jeunes, Matt a décidé d’en fonder un. Il a rapidement été rejoint par toute une équipe de bénévoles, leur site est super fonctionnel et pragmatique, le ton et le style détonne beaucoup dans le paysage huntingtonien habituel (comme il dit au public ce jour-là : « vos sites, que vous soyez scientifiques ou associatifs, sont affreux, je suis désolé mais c’est la vérité, ils sont moches et ils sont si froids… »). Il y a des rubriques du style « share your stories », mais aussi des conseils pratiques pour ceux qui vont visiter un malade et qui flippent à l’avance d’aller voir leur proche en institution. Le site a été ouvert en février 2012 et totalise 150 000 visites à ce jour ! Ils sont financés par les grosses associations de famille et de recherche, mais aucune décision n’est prise par un « adulte » : tout est géré par une grande équipe de jeunes. Ils sont devenus les interlocuteurs incontournables des chercheurs et des familles. Leur angle, les enfants, la jeunesse dans la maladie de Huntington, vu et fait par et pour des jeunes, est en effet incontournable autant qu’irrésistible. S’il y a de la force en ce moment dans le paysage huntingtonien, elle est là, peut être encore plus que dans la recherche. From darkness to light, répète souvent Matt, HD can be approached positively. En quelques mois, il a réuni 60 traducteurs/délégués autour du monde, pour diffuser HD-YO et essaimer les espaces de prises de parole dans le plus de langues possibles. Moi qui n’arrive même pas à nous traduire du français à l’anglais, je mesure d’autant plus la prouesse de Matt.

Une autre figure incontournable du mouvement activiste huntingtonien, Charles Sabine, a clôturé les journées de l’EHDN. Son intervention m’a fait craquer un bon moment dans les toilettes du sous-sol. Je me suis procuré le texte de son allocution dont je traduis ici quelques extraits.

En 1994, Mr Sabine, alors journaliste à NBC, grand reporter de guerre, apprend que son père est atteint de la maladie de Huntington. Dans la famille, tout le monde a tu l’existence de cette maladie, qui touchait alors également l’oncle de Charles, par peur et par honte : « Il n’y avait pas une seule personne, pas un seul livre, article ou référence que je consultais qui ne parlait d’autre chose que de désolation, pour évoquer le monde hideux de la maladie de Huntington. Pas d’espoir, pas de dignité, pas une seule once d’humanité. La plupart des médecins ne voulait pas s’en occuper, tant les mots qui l’entouraient étaient teintés de désespoir. Peur, honte, stigmates, ignorance, mauvais diagnostic, incompréhension. Mais le mot de loin le plus significatif était incurable/insoignable. Et puis aussi : génétique. »

Son frère, John, de cinq ans son aîné, avocat, commence à développer la maladie au début des années 2000. Lui-même décide alors de faire le test.

« J’ai finalement été testé positif en 2005. Voici les mots de l’homme qui m’a donné les résultats : “Il n’y a rien que vous puissiez faire concernant la maladie – vous devez juste vivre le mieux possible.” »

(…) « Deux ans après mon test, j’ai quitté les zones de guerre pour m’engager dans le combat contre les préjudices et les stigmates qui entourent la MH, afin d’aider ceux qui souffrent et leurs familles à croire qu’ils peuvent trouver la force de faire face à la maladie. Cette expérience m’a amené au contact de personnes impliquées dans toutes les sphères imaginables de la MH, partout autour du monde : les chercheurs, les médecins, les étudiants ; les patients, les familles, les aidants ; les industries pharmaceutiques, les politiques, les associations de charité. Et j’ai appris énormément. En fait, j’y ai tant appris que bien que le neurologue qui m’a donné le résultat de mon test m’ait dit qu’il n’y avait rien que je puisse faire, la réalité c’est que j’ai tout à faire – le problème est de trouver le temps pour y arriver… »

Charles Sabine a alors rapporté toutes les actions qui sont en train d’être entreprises : les avancées récentes de la recherche, bien sûr ; mais aussi la façon dont les choses évoluent sur le plan législatif pour faire avancer les droits des personnes à risque, aux Etats-Unis et en Grande Bretagne ; mais aussi la métamorphose profonde, qui a commencé lentement à s’accomplir, des représentations stigmatisées de la maladie, et ce grâce entre autres à des initiatives comme HD-YO (et j’ajoute : comme celle de Mr Sabine himself !), commençant à sérieusement menacer la loi tacite de la honte et du silence.

Il finit son allocution en proposant un changement de paradigme à l’intérieur même des familles huntingtoniennes : il n’y a pas d’un côté les porteurs et les malades et de l’autre ceux qui seraient épargnés. Dans une famille huntingtonienne, nous sommes tous concernés, car nous sommes tous huntingtoniens. Et ce n’est pas quelque chose dont nous devons avoir honte, loin s’en faut.

L’allocution d’ouverture du congrès avait par ailleurs été prononcée par David Lega, un ex-champion de natation, homme politique et d’affaire suédois, paralysé des jambes et des bras (handicap de naissance, aucun rapport avec la MH) qui a dit : « Ce n’est pas au monde à s’adapter à nous, c’est à nous d’inventer des manières d’aller avec ce monde. » Il a raconté une histoire très drôle – et vraie : aux JO de Sydney, les joueurs d’une équipe de basketteurs ont fait semblant d’être handicapés pour pouvoir concourir dans les handi-sport et avoir des chances de gagner !!!

Il raconte que lorsqu’il est né, ses parents étaient si jeunes qu’ils ne se sont pas rendus compte que son handicap était un problème. Il dit que c’est sans doute là que s’est trouvée sa chance. Qu’ils l’aient regardé avec des happy eyes et pas des worried eyes. Il dit que les professionnels de la médecine et du soin, lorsqu’ils nous regardent, devraient essayer d’avoir de tels happy eyes.

Pendant ces journées, j’ai l’idée d’une petite collection à constituer au long cours, qui s’appellerait Comment ça va ?/How are you?, avec les mots et les réponses que certaines personnes malades donnent immanquablement à cette question inquiète :

  • Ma mère : « Impeccable. »
  • Un jeune homme, pendant son séjour à Hendaye (l’une des seule institution spécialisée MH en France): « Ça va super. »
  • La mère de Laetitia : « Je ne me suis jamais sentie aussi bien de toute ma vie. »
  • Un homme, avec une petite chorée, dans la salle, après le speech de Matt (HD-Yo) : « My life now is better than ever… when I see Matt, I don’t think it’s the same sickness… »

Et puis une autre idée de petite collection secrète dingdingdonguienne, le nom de toutes les souris que l’on fabrique huntingtoniennes pour fournir la matière première des recherches passées et actuelles (les noms étranges formés de lettres et de chiffres correspondent à leur formule génétique) :

  • CamKer-cre
  • Hdhflox/flox
  • N171-82Q
  • YAC128
  • Etc.

Cette liste doit être complétée en vue de leur constituer un monument en guise d’hommage (Paix à leur âme, elles sont mortes dans un combat qu’elles n’ont pas choisi – signés les huntingtoniens reconnaissants). Comme l’explique Beverly Davidson (Iowa), l’une des chercheuses les plus avancées dans les travaux visant à amoindrir le gène (« lowering the gene, not silencing it », insiste-t-elle), les animaux sont des modèles qui permettent de mener des études sur eux, comme s’ils étaient nous (les huntingtoniens). La phase d’après consiste à faire la même chose sur des primates non-humains, que l’on observe 24/24, 7/7 en leur faisant passer une échelle adaptée pour mesurer leur MH. Je pense alors : faire aussi une liste avec le nom des singes. Sans compter les drosophiles, mouches à fruit et autres poissons zèbres qui ont précédé les souris par milliers. Davidson est assez fière d’annoncer qu’amoindrir/lowering Htt a permis de faire baisser de 60% les symptômes huntingtoniens chez les souris. Ce qui fera ironiser Ed Wild de HD-Buzz : « Tout ce qu’il nous reste à faire, à présent, c’est de savoir transformer les humains en souris ! » Chiche ?

La méthode de travail rapportée par Davidson me fascine : avec son équipe, elle utilise un virus appelé Adeno pour transporter le gène dans les cellules, ce qui permet ensuite de l’étudier, voire de la manipuler, faisant du virus une espèce d’espion activiste.

Les laboratoires présents au congrès ont présenté à la queue leu leu leurs recherches en cours, impossible d’y comprendre quoi que ce soit, ils me semblent qu’ils recherchent tous à inhiber l’un ou l’autre des récepteurs de la Htt, cherchant à réguler cette dernière, mais peut-être que je me trompe. C’est pendant leurs interventions que j’ai noté le plus d’endormis dans la salle.

À l’heure du déjeuner, je me tiens, comme convenu, devant le beau poster de Ddd, pour le présenter aux potentiels intéressés. Qui ne sont pas très nombreux. Juste en dessous, j’ai placé des tracts et les gens n’osent pas se servir quand je suis là, mais quand je ne suis pas là, leur nombre diminue sensiblement, ce qui me console un peu. À part une personne, une psy suédoise, qui me posera quelques questions, personne ne m’adresse la parole au sujet du poster. En revanche, je l’ai vu en train d’être pris en photo, il attire le regard des gens qui paraissent tour à tour dubitatifs ou amusés. Laetitia (Carton) trouve que c’est de loin le plus beau. Katia Youssov aussi.

Je découvre que partir de l’anosognosie, comme source de perplexité etc., n’est pas très porteur auprès de mes interlocuteurs, notamment lorsqu’ils sont anglo-saxons et qu’ils semblent ne jamais avoir entendu parler d’anosognosie ! Ou alors ça leur fait comme un écho très lointain, quand j’explique : the patients are not aware of their symptoms… that’s what is called a-no-so-gnosia ! et là ils plissent les yeux et me disent : ah ça ! Ça s’appelle comme ça ?

Bref : scoop ! L’anosognosie est-elle une spécialité française ? La non-conscience de ses symptômes, est-ce un non-problème pour le monde anglo-saxon ? Je potasse la définition anglo-saxonne de wikipedia. Elle parle de mouvements involontaires pour décrire la chorée, mais nulle part, dans cet immense et très complet article, il n’est fait mention d’anosognosie ni même du fait que les malades ne seraient pas conscients de leurs symptômes.

Je sais, pour l’avoir recopiée justement sur notre poster, que la définition existe bien en anglais – « Anosognosia is a condition in which a person who suffers disability seems unaware of the existence of his or her disability. Etc. » Dans l’excellent atelier de Bernhard Landwehrmeyer auquel j’ai participé sur la « HD for basic scientists » (voir plus bas), il n’est pas non plus question d’anosognosie mais d’une conscience qui se forge d’abord par son propre regard sur soi (auto-observation fréquente aux moments des débuts pour les personnes qui se savent porteuses), et surtout par l’intermédiaire du regard des autres, voire de l’embarras social dans lequel le malade se retrouve fréquemment. L’évolution de la maladie ne venant pas d’un coup mais se faisant au contraire très progressivement, les malades s’ajustent. Le regard qu’on leur porte aussi : Landwehrmeyer note qu’il remarque les mouvements incontrôlés de ses patients bien plus lorsqu’il fait leur connaissance qu’un an plus tard, parce qu’il s’est alors habitué à leurs manières d’être et de bouger.

En tous cas, ces manières très différentes d’amener l’anosognosie au premier plan, ou de la reléguer complètement ailleurs selon qu’on est en France ou dans un pays anglo-saxon, constitue à mes yeux un point crucial ! Peut-être que cette différence tient à notre fameuse histoire de la psychiatrie, faisant de l’anosognosie en France, une notion à laquelle la médecine tiendrait particulièrement pour des raisons idéologiques plus que médicales ? À creuser avec Katia Youssov, Craufurd & Cie.

Lors de l’atelier de M. Landwehrmeyer, je comprends mieux le paradoxe neurologique dans lequel se retrouve le malade. La zone principalement affectée, les noyaux de la base, est le lieu où se régulent deux mouvements antagonistes du comportement moteur et de la gestion des émotions : l’inhibition et la désinhibition. C’est là qu’est géré quelque chose qui est constamment nécessaire chez tout un chacun : d’un côté le renforcement des mouvements volontaires et de l’autre l’atténuation des autres « programmes » qui ne sont pas nécessaires. Avec la maladie de Huntington, cette fonction de gestion entre les deux systèmes marche de plus en plus mal. Or quand cette régulation tombe en panne, les malades se retrouvent coincés entre quelque chose qu’ils veulent faire et quelque chose qu’ils ne veulent pas consciemment faire mais qui persiste tout de même à se faire. Il est alors très difficile pour eux de simplement « switcher » de l’un à l’autre, d’où la fameuse apathie qui est si fréquemment décrite. En réalité, les malades ne sont pas apathiques dans le sens psychologique du terme, ils sont, du fait du dysfonctionnement de leur centre de contrôle des mouvements et des comportements, coincés. En panne du fait de la persévération de deux programmes contradictoires. Pendant un certain temps, les malades peuvent parvenir tout de même à reprendre le contrôle de leurs mouvements volontaires, mais ça leur demande des efforts énormes et ils ne peuvent pas le faire tout le temps. Donc ce n’est jamais, insiste Landwehrmeyer, un problème de simple volonté.

Ainsi, non seulement l’apathie, mais aussi l’irritabilité et les problèmes de persévération, qui sont également fréquemment décrits et rangés dans les catégories psychiatriques des symptômes huntingtoniens, proviennent de ce dysfonctionnement des noyaux de la base. Cela change tout pour moi. Non pas tant pour dire : « ces symptômes ont une base organique et non pas psy », mais parce que ça permet de comprendre bien mieux le problème tel qu’il est réellement vécu par le malade. Quand on est aux prises avec une telle dérégulation de son propre fonctionnement moteur/comportemental, qui agit comme une espèce de contre-force continuelle à ce que l’on veut consciemment faire, il y a de quoi se sentir irrité. Il faut absolument détacher l’irritabilité, la violence etc., de la personnalité des malades. Quant à la persévération, elle correspond aux efforts des malades pour essayer, malgré tout, de faire ce qu’ils ont à faire, alors que leur cerveau veut aller dans l’autre sens. Je grossis le tableau, ici, je vulgarise, mais je crois que, pour comprendre l’expérience de la maladie, il faut d’abord comprendre à fond ces mécanismes. Symétriquement, j’aimerais bien enquêter sur ce qui est préservé, ce qui continue de marcher dans le cerveau, en dépit de la MH. Ce serait bien de pouvoir aussi s’appuyer sur ces points de force. Par exemple, les sensations, les émotions. On dit que ces malades ont du mal avec les émotions, à les reconnaître chez les autres et à les vivre. Mais qu’en est-il vraiment ? Et quels soubassements physiologiques sont-ils à l’origine d’un tel dysfonctionnement ? Encore une fois, l’éclairage neurologique permet de comprendre précisément la nature du problème et de ne pas entrer dans des considérations psychologisantes. Ce n’est pas : il/elle ne sent plus rien émotionnellement, mais : il/elle est engagé dans un conflit entre tel et tel mouvement de ses pensées qui la font momentanément tomber en panne. En fait, il/elle est en proie à bien trop d’informations en même temps. Il/elle doit gérer du trop, pas du moins.

On a également eu une intervention sur les formes juvéniles de la MH (JHD), par Mr Quarell, neurologue Britannique qui roulait les r comme dans une pièce de Shakespeare et qui arborait une cravate rouge avec un énorme dragon brodé dessus. Il a dit quelque chose que j’ai trouvé honnête et courageux : « Our “best cases”, on which we are always writing about, are the worst for you. » D’après lui, les études sur la JHD : « it’s a mess ». Parce qu’on cherche à comparer des personnes qui seraient à des stades identiques de développement de leur maladie, et que c’est quasi impossible. Lui a tout de même essayé de le faire, mais il s’est fait rabrouer, parce que c’était de la « mauvaise science ». Ça me fait penser aux débats qui nous agitent fréquemment autour de l’utilisation des statistiques comparatives dans les études sur la MH.

Marjon Mol, psychologue néerlandaise travaillant depuis plus de 20 ans au sein de la communauté huntingtonienne est intervenue sur le thème de la sexualité dans la MH. J’étais tout ouïe, naturellement. Son intervention n’a pas été extraordinaire mais elle a eu le mérite d’aborder le sujet avec un certain bon sens. Elle se basait sur 16 entretiens menés au printemps dernier, auprès d’adolescents, d’enfants de malades et d’un petit nombre de malades. Le statut « à risque » met une pression particulière sur les jeunes et les couples, avec par exemple la question des enfants qu’ils se posent très tôt. Elle estime que la manière habituelle d’envisager la sexualité chez les malades, soit en termes d’ « hyper », soit en termes d’ « hypo »-sexualité, est bien trop extrême et qu’il existe en réalité un vaste entre-deux. Elle pense que c’est un sujet crucial et que c’est vraiment curieux qu’il soit aussi peu traité, quand on sait que l’on s’intéresse tant à améliorer la qualité de vie des malades. C’est un vrai tabou pour les professionnels, et pourtant elle pense que la plupart des malades seraient disposés à en parler si leur interlocuteur prenait l’initiative d’aborder la question. Pour elle, l’argument « c’est privé, on ne touche pas », n’est pas recevable puisque par ailleurs, on ne se prive pas d’intervenir sur des comportements intimes tels que la fameuse apathie. Elle pense qu’en fait, les aidants, surtout dans les institutions, ont peur d’évoquer le sujet de peur de réveiller « le chien qui dort »… Sans oublier que les médicaments psychotropes ont tous comme effets secondaires de brider la libido, ce qui constitue un sacré biais pour comprendre cette problématique.

Elle propose de faire entrer ce thème comme repère pour la qualité de vie dans les standards des études, et de faire mener des recherches à ce sujet par l’EHDN. Je suis allée la féliciter et j’ai acheté son bouquin, publié à compte d’auteur.

Il y a une expression qui revient souvent, et dont l’opportunité n’est jamais discutée, comme si ça allait de soi : la « culpabilité du survivant » pour qualifier la détresse de ceux qui, dans une famille touchée par la MH, ne portent pas le gène. S’il existe certainement un malaise pour ceux qui ne sont pas malades, n’est-ce pas réducteur que de le définir ainsi, par cette notion de culpabilité ? (Sans compter que la notion de « culpabilité du survivant » – au même titre que son cousin justement suédois, le « syndrome de Stockholm » – ne vient pas de nulle part mais de théories psychologiques nées dans un contexte fort précis, pour celle-là en tous cas au contact des survivants de la Shoah et de leurs descendants.) Moi je crois qu’il y a bien sûr une joie à ne pas en être, qui est certes très culpabilisante à ressentir, mais qui est surtout complexifiée par un sentiment contraire innommable : une sorte de dépit lié au fait de ne pas être pris par cette histoire qui choisit de prendre, sans que l’on comprenne jamais pourquoi, certains d’entre nous. Et puis il y a aussi sans doute la gêne de ne pas savoir quoi faire du mouvement métamorphosique dans lequel son proche est en train d’être pris. La culpabilité peut trouver aussi là sa raison d’être : ne pas être capable de suivre et d’en faire quelque chose qui est de la relation métamorphosée elle aussi. La culpabilité, alors là, oui, ce serait de rester au bord parce qu’on ne trouve pas les moyens, la force, le courage, de s’embarquer dans l’aventure de cette nouvelle relation. Je commence à rencontrer des personnes qui n’ont pas peur de la maladie et qui n’ont pas peur de ce que leur proche devient sous leurs yeux, au contraire. Ceux-là ne parlent jamais de culpabilité.

Intervention sur les problèmes de communication dans la HD, par Ulrika Ferm, linguiste et spécialiste de « communication augmentante (augmentative) et alternative ». Elle remarque qu’il existe étrangement très peu de recherches sur la communication des personnes atteintes de MH, alors que leurs facultés de communication sont très affectées, que ce soit pour des raisons physiques (atteintes du larynx et du pharynx) ou cognitives. D’après elle, on se concentre trop sur l’orthophonie alors que les patients peuvent développer des moyens de communication non verbale et pas uniquement se servir du langage. Il vaut mieux aller voir d’autres êtres humains que des orthophonistes, affirme t-elle plaisamment. Elle s’appuie sur une approche appelée AAC pour Augmentative/Alternative Communication, qui regroupe des méthodes et des outils pour compenser les difficultés de communication : avec des mots/dessins, des interfaces informatiques, la mise en place de telle ou telle stratégie. Parmi ces outils, le « Talking Mat », qu’elle adore et qui me convainc moyennement. Un carré d’étoffe où l’on peut accrocher des petits carrés d’étoffe plus petits (dont l’arrière est pourvu de scratch), sur lesquels sont dessinés diverses choses correspondant à autant d’activités quotidiennes telles que : une brosse à dent, une assiette, la TV, une discussion, le lit, etc. Le principe c’est de demander aux patients de placer ces différents petits carrés sur le grand tapis, dont la moitié gauche est réservée au « ça ne va pas, il y a un problème » et la moitié droite au « ça va » (le milieu étant réservé au : « sans opinion », « je sais pas », ou encore : « bof »). L’idée est de susciter une discussion avec le patient qui soit médiatisée par cet objet, lorsqu’il ne parvient plus ou presque plus à répondre à des questions directes. Ça peut être pas mal pour amorcer certains sujets lorsqu’on n’arrive en effet pas à communiquer autrement, mais les thèmes qui sont présentés dans le kit en question m’apparaissent un peu gnangnans et éloignés des préoccupations plus complexes des malades. Il faudrait imaginer une palette de dessins adaptés au cas par cas.

Un petit mot placé ici en vrac sur l’obsession de la « Golden window », selon l’expression de Sarah Tabrizi, correspondant à un sujet qui est d’ailleurs partagé par Alexandra Dürr : le fameux moment flou qui précède l’apparition des premiers symptômes. Cette « golden window », c’est toute la période pendant laquelle la maladie a commencé sans se faire trop sentir ni voir. Or les chercheurs comme Tabrizi et Dürr souhaitent étudier à fond cette période pour 1) déceler les signes précoces de la maladie ; 2) intervenir d’autant plus précocement sur son développement. D’où leur recherche active de porteurs volontaires pour se soumettre à toutes sortes de tests (en faveur desquels Charles Sabine a carrément fait une espèce de plaidoyer). Moi, je veux bien faire la souris, mais si et seulement si mon groupe de chercheurs et d’artistes participent avec moi aux expérimentations. Plus jamais seule sur la paillasse : avec Ddd, il s’agit de transformer les expérimentateurs en observateurs observés.

Une occasion loupée. Je suis arrivée à Stockholm sans avoir lu le moindre article de David Craufurd. Psychiatre à Manchester, en dix ans il a écrit plus d’une trentaine d’articles sur les aspects neuropsychiatriques de la MH, mais aussi sur l’impact psychologique et social du test. Je l’ai souvent croisé au meeting mais n’ai jamais osé l’approcher : ne l’ayant pas encore lu, je n’aurais absolument rien eu à lui dire. Il ressemble au Professeur Higgins dans My Fair Lady. On a échangé un sourire un jour parce qu’on a fumé en même temps, sous la pluie, lui son cigare et moi ma clope, et après je l’ai croisé à l’aéroport où il prenait son avion pour Londres quasiment à la même heure que moi. Damned. Ce sera pour la prochaine fois. Je pense que je lui formulerai tantôt par mail des questions assez précises et lui demanderai de me conseiller parmi les textes qu’il a écrits, ceux que je devrais lire.

Laetitia (Carton), entre autres merveilleuses qualités, parle la langue des sourds. Du coup, on a cherché le signe qui pourrait dire Maladie de Huntington en langue des sourds. Je lui demande, comment on dit « fier » ? Elle me montre alors un très beau geste, le geste « de celui qui ne se sent plus » : la main, rassemblée en pointe, s’agite à la Sicilienne tout en partant en grande diagonale de haut à gauche à en bas à droite (le geste doit être fait assez près du corps). Fierté et gigotage, je trouve que ça va pas mal pour Huntington.


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