Anna

26 décembre 2012

Alice R. : Anna a écrit à Dingdingdong après avoir lu le Manifeste, pour nous faire part de son intérêt et de son soutien. Je lui ai demandé quelle est son histoire. Elle me l’a un peu raconté. Je lui ai demandé si elle voulait bien nous offrir son témoignage. Elle m’a dit d’accord, mais ça prendra un peu de temps sans doute. Je lui ai dit que ce n’était pas grave, qu’il fallait qu’elle prenne tout le temps qu’il lui faudrait. Le lendemain matin, je recevais par email le texte suivant.


Pour moi la MH c’est d’abord une histoire d’amour et de déchirures.

D’abord, il y a cette première fois où je t’ai vu dans un coin de l’amphithéâtre un premier jour de rentrée universitaire. Je me rappelle cet instant très précisément. Mon cerveau a dû absorber l’information, la happer, l’archiver et puis passer à autre chose.

En fait, je crois que je t’ai trouvé beau ce jour là.

Un an à t’appréhender de loin, à te trouver prétentieux. Non vraiment, je ne suis pas intéressée. Tu penses pareil ? On est quitte.

Et puis la transcendance de cette fin d’année. Des hasards sinueux. Joyeux. Toi, moi, pourquoi pas ?

Après tout a été très vite. Il n’y avait plus que toi et cet amour idéal porté en étendard. Le théâtre, les cours, les copains, à la trappe du quotidien.

Très vite j’ai su. Tu m’as dit qu’il y avait quelque chose. Que peut-être tu mourrais avant les autres. Que ce ne serait pas beau à voir. Tu as dit Huntington. J’ai pensé au Choc des Civilisations et à nos cours de sciences politiques. Samuel Huntington. L’auteur phare de nos premières années d’université.

Au début j’ai cru que tu exagérais. Je n’ai pas bien compris. J’ai à peine cherché. Tu ne voulais pas vraiment en parler. C’était juste là, une douleur, une mélancolie dans ton regard. Sans doute, je ne voulais pas vraiment savoir.

Ta famille, tu n’en parles pas, ton père, encore moins. Il est malade. Il n’a plus raison de rien. Tes mots sont durs.

Une fois, tu parles de lui avant, de toi avant, quand il exerçait encore son métier d’enseignant, qu’il était passionné, intéressé, intéressant. Je sens la douleur dans les nœuds de ta gorge. Tes yeux d’enfants. L’admiration du père. Et puis la boite noire de la MH qui s’introduit dans sa vie et dans la votre et déconstruit les pré-requis.

Tu les évites. Tu ne rentres presque pas. Tu esquives ce père avec qui tu ne sais plus parler.

Je ne comprends que quand je le vois. A ce moment où tu sais déjà que tu vas me quitter mais où tu veux encore partager ces quelques morceaux de toi.

Alors j’ai vu ce père qui te fait souffrir de cet amour tranchant. J’ai compris quelque chose, la noirceur de la maladie, l’infiltration honteuse, la conquête des forces vives. J’ai compris que tu n’exagérais rien. J’ai ressenti un peu de ta détresse.

On s’est quittés. Tu m’as quitté de nombreuses fois. C’était juste la première fois.

A chaque fois il y avait ce fil rouge tacite, cette maladie comme arme de destruction massive de notre relation, en plus du reste, de nos errances, de nos erreurs, de nos peurs et de nos indécisions.

Tu me dis que tu m’aimes. Que tu pars parce que tu m’aimes justement. Qu’il faut détaler. Prendre la fuite. Courir à toutes jambes déployées loin de toi.

Pourquoi ?

Enfin, tu le dis après plutôt. Parce que sur le moment tu n’as pas le courage. Tu me l’assènes, tu me flanques un coup de poing dans les côtes pour me faire fuir. Mais tu ne sais pas bien faire. Tu ne sais pas tenir.

Tu ne peux pas être avec moi. Tu ne peux pas me laisser partir.

Tu es égoïste. Salop. Perso. Et malgré tout tellement aimable.

Alors souvent, tu reviens. Tu regrettes. Parce que merde, tu as envie d’y croire un peu toi aussi à ta part de bonheur.

Moi je ne sais pas dire non. Je t’aime.

Tu me dis que voir autre chose que de l’amour dans mes yeux, y déceler de la pitié ou même de la compassion, ça te fait horreur. Tu dis que si c’est comme ça, si tu dois crever après cette lente agonie, après cette perte de toi, alors ils ne t’auront pas. Tu te tireras une balle dans la tête avant. Tu dis qu’on ne peut pas faire ça aux gens que l’on aime alors mieux vaut faire en sorte qu’ils ne nous aiment plus.

Je n’imagine pas. Je ne peux pas imaginer. Je ne veux pas imaginer.

Ah

Ah

Ah

AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHH

Pendant ces sept dernières années, je crois que j’ai occulté la maladie.

Elle était là, terrible, mais on s’aimait. J’ai pensé, on sera plus forts que ça, on lui cassera la gueule. Et puis, on ne sait pas, tu ne l’as sûrement pas.

Prendre tes mots à la légère. Diminuer, amenuiser, pour ne pas voir la vérité, le constat de la mort annoncée de l’être aimé. Pas juste la mort annoncée, mais le voir perdre pieds, se réduire petit à petit, consciencieusement, à néant.

Même pour la transmission, je ne savais pas, ou j’oubliais. Une chance sur deux bordel. 50-50. Ca passe ou ça casse. Pas d’entre deux.

A chaque fois, tu ne me laissais pas le choix. Tu me l’ôtais.

Je comprends mais je n’accepte pas. Du moins pas encore.

Longtemps je ne savais pas comment faire, comment parler de cette souffrance, de cette détresse. Après tout je n’avais rien moi. Je n’étais pas une candidate légitime de cette douleur.

Je me suis même surprise à le souhaiter. A souhaiter que tu sois malade. C’était irrationnel. Dégueulasse même. Mais tu avais tant détruit. La maladie avait tant détruit elle aussi qu’il fallait bien qu’elle prenne corps quelque part. Elle avait pris trop de place. Sans elle, quel vide. En toi. En moi. En ce nous saccagé sur son autel.

Et puis j’avais peur de ce qu’elle pourrait te faire. Tu t’étais tellement construit en fonction d’elle que si elle n’était plus là, je n’étais pas sûre de ce que son absence produirait.

Tu dis que tu as toujours imaginé faire ce test avec moi à tes cotés. Je n’étais pas là finalement.

Encore une fois tu m’as éloignée.

Je t’ai dit que je ne savais pas. Que je ne pouvais pas savoir tant que je ne serai pas dans cet instant là de la réponse. Qu’être avec toi me semblait évident mais que je ne savais pas.

Je t’ai croisé par hasard dans Paris. Je n’aurais pas dû être là. Je vis loin maintenant. Tu n’aurais pas dû être là. Pourtant.

Tu m’as dit que tu as passé le test – diagnostic pré-symptomatique comme on dit dans le jargon. Tu me dis que tu es porteur. Que tu es malade en quelque sorte. Juste, pas encore. Ca viendra bien assez tôt. On sait juste ça. Que ça viendra. On ne sait même pas quand. Quelque chose a vrillé dans mon cerveau.

Finalement, cette question constante de ces sept dernières années a enfin une réponse. Et je m’en fous. Je m’y suis trop préparée et en même temps pas assez.

Et puis, tu ne fais plus partie de ma vie.

Je mens. Tu n’as jamais vraiment cessé d’en faire partie. Même dans tes absences.

Je te vois.

Je t’aime.

Pas maintenant.

NOIR

Quand je t’ai vu la dernière fois, c’est comme si tout avait changé. Ma vision de l’amour. De la vie. Un peu plus d’apaisement. Moins de linéarité. De la distance. Je me suis surprise à sourire et à te regarder. J’ai pensé, si on arrive à s’aimer et à se rendre heureux – enfin – même juste pendant 10 ans, alors ce serait merveilleux. La vie serait merveilleuse.

Aujourd’hui j’y repense et après quoi ? Pendant 10 ans construire. Pendant 10 ans aimer. Et puis s’éclipser ? Te laisser à cette salope, qu’elle te dévore hors de ma vue parce que ça nous ferait trop souffrir ? Est-ce humainement possible ? Est-ce seulement préférable ?

Anna

*[MH]: Maladie de Huntington


N’hésitez pas à réagir, interroger, proposer, commenter, développer, susciter, rebondir, renchérir… en écrivant à contact@dingdingdong.org.