Cassandre

29 avril 2015

Cassandre et moi aimons nous retrouver pour boire des cafés dans des brasseries parisiennes, là où personne ne nous reprochera de rester des heures sans consommer. Nous parlons sans voir le temps passer, nous avons tant à apprendre l’une de l’autre. Cassandre a commencé à explorer les vertus du moment présent. Non pas de manière accidentelle, fortuite, qui suivrait une philosophie un petit peu superficielle et rassurante, mais via une entreprise délibérée, presque rigoureuse et en même temps extraordinairement humble, à son image. Je savoure ma chance d’être son élève déboussolée.

Alice R. 30 janvier 2013.

Cassandre ou comment la vraie vie est ailleurs

Tout d’abord l’hôpital… où on vous demande de venir et de déballer toute votre identité alors que, aujourd’hui, vous aimeriez passer incognito… parce que dans votre famille, le sujet est tabou et que cette maladie est une maladie honteuse qui a rendu une grande partie de la famille hargneuse et triste. On se rassure en se disant qu’après tout des tas de gens bien viennent dans un service de neurologie pour des migraines par exemple, qui elles ne sont pas louches. Et puis, il y a toujours une chance sur deux alors… hauts les cœurs, on continue… Ensuite, il y a cette horripilante assistante sociale – qui n’a de la profession que le nom car elle s’apparente plutôt à une aide soignante faussement attentionnée, qui vous demande avec hypocrisie en vous prenant par le bras : « allez à votre rythme pour marcher » alors qu’à cet instant-là je ne suis fichtre pas encore malade ! Elle ne s’en est même pas rendue compte. Vous avez envie de la gifler mais elle a l’air d’être à des années lumière de votre angoisse et vous finissez par vous dire que c’est peine perdue.

Après il y a « la » révélation.

Je croyais ne pas être porteuse car mon père n’avait pas encore de signes à l’époque : je venais faire le test par acquis de conscience puisque la sœur de mon père, elle, avait été touchée très tôt par cette maladie ; je souhaitais pouvoir passer à autre chose et ne plus y penser… Rien de tout cela ne s’est produit puisque j’allais maintenant devoir y penser chaque jour.

C’est impossible de prendre bien une nouvelle pareille malgré toute la condescendance de la généticienne, toute la concentration de l’assistante sociale (une autre heureusement) : vous êtes parfaitement seule avec le résultat et rien ne peut plus vous sortir de là !

Vous repartez en promettant de revenir pour voir un psy mais avec 80 km de distance, ce sera impossible de revenir et pour faire quoi ? Retrouver un centre inhospitalier, une infirmière qui crie votre nom dans le couloir avec celui de la maladie (alors que vous feriez tout pour disparaître dans un trou de souris), une assistante sociale qui s’impatiente de vous voir pleurer toutes les larmes de votre corps pendant les tests de mémoire (que je suis revenue passer trois ans après) : « vous savez, si on ne respecte pas le protocole cela n’aura plus de valeur », allons, respectons le protocole pour que cette maladie prenne de la valeur, mais de la valeur pour qui ? j’ai l’impression d’être un cobaye à cet instant là…

Pour retrouver un médecin indifférent qui vous fait faire des mouvements idiots… seule une petite interne bien sympathique a compris à quel point toute cette batterie de tests étaient pour moi stressants, humiliants et combien je me sentais vraiment seule avec « mon problème ».

Aujourd’hui, dix ans après le test, dix années d’angoisse solitaire, je ressens les premiers signes mais cela ne se voit pas, pas encore.

La seule décision qui m’a permis de garder la tête haute pendant ces années a été de savoir que je pourrai à tout moment mettre fin à ma vie, avant de perdre la dignité, l’autonomie, mes sentiments, mes émotions, ma capacité à écrire. Car c’est cela qui m’effraie le plus : ne plus me rappeler un jour qui j’ai aimé… Alors que j’avais décidé, vu le résultat, de rester encore un peu avec le père de mes enfants, il a pourtant fallu, quelques mois plus tard, que je parte, me retrouvant seule avec eux (au bout de quelques mois, nous avons fait une garde alternée).

Et là, ma vie a étonnamment vraiment commencé…

Ma vie a commencé car j’ai dû tout affronter : être seule avec mes enfants ados, assurer seule l’intendance d’une famille, travailler sans paraître fatiguée ou débordée, continuer à vivre avec cette nouvelle, sans en parler à personne à part une amie proche, qui a trouvé que ce n’était pas si grave que cela. C’est vrai qu’elle vit, elle, une polyarthrite rhumatoïde qui lui fait réellement et physiquement mal. Pour moi, le mal n’était que potentiel.

Se retrouver avec trois enfants dont deux adolescents, n’est pas une mince affaire et je ne vous raconterai pas cela par le détail. J’ai senti tout de même au début de cette épreuve que j’étais particulièrement fragile nerveusement, que je perdais mon calme, je criais, j’angoissais… cela a duré environ un an et demi, beaucoup trop longtemps. Comment être une mère quand on n’a eu aucun modèle soi-même car ma mère était décédée dans un accident de voiture quand j’avais à peine deux ans ? Mon père conduisait paraît-il, bien trop vite, était-il trop nerveux ? J’étais moi aussi dans cette voiture, éjectée des genoux de ma mère.

Et puis, j’ai lu un livre de Thomas Gordon que j’ai tout de suite mis en pratique : « Parents efficaces » (l’écoute active). Je conseille à toute maman ou papa un peu perdu de s’imprégner de tout le sens de ce livre-là qui recèle enfin la vérité sur le rôle des parents.

C’est évidemment un sujet en soi et je ne détaillerai pas ici le cheminement que j’ai eu, les expériences que j’ai faites avec mes enfants, les satisfactions que j’ai peu à peu trouvées, et eux avec moi, à enfin occuper ma vraie place de mère, une place bienveillante et simple où chacun a pu venir puiser de la confiance. En quelques mois, la situation à la maison s’est peu à peu détendue et j’ai pu savourer enfin et vraiment, à quarante ans passés, le plaisir d’être maman. Mes enfants s’en sont trouvés eux-mêmes plus calmes, épanouis et ils ont repris peu à peu confiance en eux à tous points de vue. Ils sont aujourd’hui (relativement) joyeux et équilibrés.

Il m’a fallu beaucoup de persévérance pour chercher, trouver et appliquer cette méthode de bon sens de Thomas Gordon (écoutons simplement nos enfants) et je suis certaine aujourd’hui que je n’y serais pas parvenue sans l’aiguillon de la menace d’une fin de vie plus ou moins proche. Je suis certaine que je n’aurais pas donné ainsi le meilleur de moi-même à mes enfants, je n’aurais pas été puiser très loin dans des ressources inconnues de moi-même, je n’aurais pas persévéré dans la recherche de ma vérité, de l’harmonie avec mes enfants, sans cette perspective à la fois dramatique mais stimulante que la vie ne doit pas être gaspillée. Il me fallait m’accomplir en tant que mère et pas seulement en apparence comme beaucoup le sont je crois, en feignant l’autorité et la certitude. Pour ma part, rien n’était certain, tout était flou et changeant. Peut-être, sans ce résultat de test, n’aurais-je jamais été cherché ainsi en moi toutes les ressources que j’y ai trouvées pour éduquer avec bienveillance mes enfants. Peut-être me serais-je contentée des recettes éducatives que me proposaient les autres ? J’ai compris plus tard que j’étais avec mes enfants dans « l’instant présent »… que je découvre aujourd’hui (voir ci-dessous).

L’autre événement de ma vie, après avoir cherché et trouvé comment avoir de vraies relations avec mes enfants, a été de recontacter « l’amour de ma vie ». Quelle est cette force qui m’a alors propulsée vers lui, alors que tant d’obstacles nous séparaient : vingt ans sans se voir, la distance, nos enfants, le travail… Est-ce une volonté de revanche sur ce f… diagnostic qui me disait que j’étais condamnée ? La volonté surtout de vivre le plus sincèrement possible… alors j’ai aiguisé mon âme, mon esprit pour faire de cette relation, qui s’étend maintenant sur six années, une relation totalement sincère, parfaitement ouverte à ce que je suis et ce qu’il est, pour arriver à construire une relation certes à distance mais très harmonieuse car presque sans heurts, sans attentes égoïstes, sans besoin de réciprocité immédiate, relativement désintéressée… est-ce aussi l’effet de cette maladie qui m’a amenée à trouver en moi un érotisme forcené, entier, vivant, qui m’a révélée de ce point de vue ?

Est-ce aussi un revers tout à fait positif de la médaille que d’avoir trouvé autour de moi des personnes qui sont devenues mes ami(e)s alors que l’une était très handicapée dès 40 ans par un problème de moelle osseuse comprimée et que l’autre a appris, la veille de partir en retraite, qu’il était atteint par la maladie de Parkinson ? Je suis certaine aussi que ce n’est pas un hasard si même ma psy est une personne handicapée (sclérose en plaque depuis 30 ans). La proximité de ces personnes riches intérieurement et leur expérience concrète et courageuse de leur handicap m’ont sans aucun doute accompagnée précieusement vers l’acceptation.

Pour terminer ce témoignage, je mets aussi sur le compte de ce f… diagnostic mes découvertes des deux dernières années. Mon amie handicapée moteur m’a fait lire un livre édifiant de E.Tolle : « Le pouvoir du moment présent » puis m’a emmenée écouter une conférence de Patrice Midal sur la méditation. J’avais auparavant, signe qui ne trompe pas, acheté pour mon anniversaire solitaire de 2011 un livre de Christophe André « Méditer jour après jour ». J’ai longtemps laissé ce livre de côté mais je l’ai repris récemment car Midal et Tolle m’ont initiée entre temps à la valeur de l’instant présent : lui seul existe ; ni le passé ni le futur n’ont d’existence réelle car ils ne sont entretenus que par l’esprit ! Quelle découverte alors de comprendre enfin que le bonheur est dans l’instant, qui ne recèle aucune mauvaise chose, et que les angoisses liées au passé (ma déplorable enfance) et l’inquiétude grandissante liée à l’avenir (ma future maladie), n’étaient que des illusions projetées par mon mental et en rien la réalité de l’instant présent où je suis vivante. J’ai commencé il y a maintenant six mois à méditer et je constate que mon angoisse réduit chaque jour ; je tiens à distance les démons qui m’effraient en me plongeant avec délice dans l’instant présent.

Ma rencontre avec Alice Rivières récemment m’a permis, pour la première fois depuis 10 ans, enfin, de sortir du mutisme, du tabou, de la honte. Quelle surprise de voir que ce site existait, qu’il prenait les choses légèrement (quelle belle d’idée que ce nom !), qu’une approche philosophique était proposée… moi qui cherchais désespérément à trouver un sens à tout cela et voilà qu’un groupe de personnes, Alice Rivières elle-même, me permettait de réaliser, avec d’autres une approche dédramatisée de cette maladie, un partage d’expériences, une recherche à plusieurs sur ce qu’on pouvait bien faire de positif avec ce f… diagnostic ! De la « recherche fondamentale » dit Alice Rivières…

Quelle découverte aussi dernièrement, grâce à ma rencontre extraordinaire avec la présidente de DDD – qui m’a incitée à chercher des articles à ce sujet – que la pratique assidue de la méditation (« mindfulness » et amour bienveillant) réduit les symptômes de stress, d’angoisse et de dépression. Des chercheurs américains ont très bien montré son effet bénéfique.

Alors, quand on se rappelle que le cerveau humain n’est utilisé qu’au dixième de sa capacité, que la méditation développe certaines parties du cerveau inutilisées habituellement (le cerveau de Matthieu Ricard est paraît-il très différent de la moyenne), un espoir fou nait en moi depuis quelques semaines : et si la méditation, nous ramenant au présent et à la conscience de nos actes quotidiens, développant des zones bénéfiques du cerveau touchant à la bienveillance, permettait non seulement de mieux vivre le présent de notre maladie – en appréciant chaque menue tâche individuelle – mais également de retarder son développement ? Je fais le rêve vertigineux d’une possible guérison avant même d’être complètement malade…

Je poursuis actuellement ma recherche de références sur la méditation et ses effets et je l’expérimente en pratique car il me semble que la connaissance seule n’a pas beaucoup de valeur si elle n’est pas vérifiée, vécue, ressentie par l’expérience personnelle. Ce que je ressens en méditant, débutante que je suis aujourd’hui, au bout de quelques minutes, c’est une détente nerveuse, associée à un apaisement du mental (les pensées passent au second plan) qui débouche généralement sur une sensation de « libération » du cerveau, comme une expansion libératrice qui lui permet d’être soulagé un instant. Après une séance, je me sens plus gaie, plus à même d’accomplir mes tâches quotidiennes, sans stress ou précipitation.

En conclusion, si le diagnostic a été, sans doute possible, un traumatisme supplémentaire dans ma vie, du fait de la maladresse incroyable du monde hospitalier, elle m’a peut-être permis de chercher le sens de la vie, le sens du bonheur, la solution à nos problèmes quotidiens de concentration, d’angoisse, de frustration et d’arriver au final sur un chemin tout à fait inattendu où mes découvertes m’ouvrent des portes auparavant dissimulées.

Cassandre Villière, été – automne 2013


J’ai appris en juin 2014 lors d’un stage de 10 jours la technique de méditation Vipassana, directement issue des enseignements du Bouddha. Outre la discipline elle-même, rigoureuse, cette pratique m’a demandé un réel effort d’apprentissage pour une découverte unique : un flux d’énergie parcours notre corps sans cesse et si nous sommes attentifs à ce flux chaque jour, par au moins un minimum d’une heure de méditation quotidienne (je n’arrive pas à faire plus !), l’esprit et le corps s’apaisent petit à petit et nos blessures se guérissent (celles d’hier et celles d’aujourd’hui, quand nous apprenons avoir une maladie comme la nôtre). Je ressens à chaque séance quotidienne combien mon cerveau se dilate, se décontracte (réellement) et peut-être aussi se prémunit contre la survenue des premiers signes de la maladie. Des ondes bienfaisantes parcourent mon corps et répandant en moi le sentiment de soigner mon corps et mon esprit par la façon qui me convient pleinement. Je ne suis aujourd’hui encore que débutante dans cette pratique mais je constate chaque jour du mieux.

Est-ce utile de dire qu’en juin dernier aussi la belle histoire d’amour à laquelle j’étais si attachée a pris fin ? Elle a coïncidé avec mon apprentissage Vipassana et je suis certaine que ce n’est pas un hasard, tant on trouve parfois des remèdes inattendus à nos blessures du moment.

Mes grands s’épanouissent dans leurs études à l’étranger et je me sens emplie de joie d’avoir pu contribuer, par l’écoute active, à les rendre un peu plus stables et forts.

J’ai aussi initié dans ma ville un groupe d’auto-support pour porteurs, à l’instar de celui de Paris, en janvier dernier avec deux autres porteurs comme moi et cela nous apporte beaucoup.

Les choses se mettent en place doucement comme si elles allaient de soi finalement et que rien ne sert de douter sans cesse puisque l’acceptation de chaque jour permet de traverser les événements.

Cassandre Villière, printemps 2015.


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