Charlotte

28 décembre 2012

Alice R. : J’ai rencontré Charlotte il y a quelques années. Elle avait répondu à l’un de mes post sur Huntington inforum et on avait pris un café ensemble. Elle avait passé le test deux ans avant moi, ce qui lui donnait une avance certaine sur cette expérience dont je n’arrivais pas bien à me remettre. Dans cette aventure, elle fut une grande sœur pour moi. Pour la première fois en l’écoutant, j’ai senti ma panique se calmer. Elle fait partie des rares personnes qui ont su m’apprendre à envisager l’avenir à nouveau.


Comment écrire, c’est à dire rendre compte publiquement, de cette histoire, de mon histoire avec la Maladie de Huntington, celle qui touche le plus profond de mes entrailles ?

IMPRESSIONS 1

J’ai traversé tellement de sensations contradictoires, d’émotions fortes et légères. J’ai tenté de donner du sens à tout ça. En tournant autour. J’ai essayé de prendre des points de vue différents. La fatalité, l’angoisse, l’acceptation. Comme une patate chaude que l’on se passe d’une main à l’autre pour ne pas se brûler.
En tous les cas, je pense que cela m’a mise en mouvement par rapport à ma sensation de vie/mort. Aiguiser la sensation de vie. J’essaye de tirer un fil aigu entre une certaine gravité = parce que je sens la mort quotidiennement à mes côtés. Et une certaine légèreté = parce qu’il faut garder de la légèreté pour savourer la vie et ses plaisirs.

IMPRESSIONS 2

La mort ne me pose pas trop de problème. Elle est devenue pour moi un moteur. Mon inquiétude concerne la Maladie. La dépendance aux autres qu’elle implique, aux médicaments. Elle me répugne. Ce ne sont pas les malades mais la Maladie insidieuse qui s’immisce dans les plis, les cellules qui se déforment. J’ai vu mon père se transformer en paranoïaque, en vieux grincheux, en légume, en pierre. La relation se transforme bien sûr mais quel regret, cet inéluctable dégouliné pourrissant.

IMPRESSIONS 3

Mon père dans la baignoire, mon frère et moi en train de le laver, lui qui ne dit rien. On lui parle, on le touche, il est calme. Quand on le relève, il est tellement lourd. Heureusement que nous sommes deux. Sortir de la baignoire nous demande à tous les trois un effort considérable. Tout écart peut provoquer un dérapage. Nous devons trouver une entente avec lui pour sortir de cette baignoire. Son corps est compact, déformé. Ses jambes enflées parce qu’il ne bouge plus. Il ne marche plus. Il se tient debout ou s’assoit. Ce moment partagé avec mon frère était aussi infiniment, tendre, doux. Affectueux. Un échange ensemble, un rituel de lavement. Cru. Nu.

IMPRESSIONS 4

J’ai rencontré un malade qui me réjouit. J’aime le voir et l’entendre régulièrement. Il me rappelle que l’on peut vivre en étant malade. Que l’on peut être drôle, sarcastique, pertinent. Il crée, il invente. Il se passionne pour des musiques. Il s’énerve après les cons. Il vit.

IMPRESSIONS 5

Dans mon père le miroitement de moi-même, dans quelle déformation, déconstruction je vais être moi-même aux prises ? Comment la maladie va-t-elle me prendre ?

IMPRESSIONS 6

Repartir d’avant ? Quand est-ce qu’elle a existé pour moi ? En premier lieu c’est ma mère qui m’a parlé de ma possible hérédité. Je connaissais la Maladie par ma grand-mère, elle « bougeait ». Vers 20 ans, j’apprenais le potentiel pour moi et mon père. Cela me concernait. Me cernait. Plus tard, vers la trentaine, j’ai pris la décision de faire le test. Je me sentais prête à savoir. Il y avait des nœuds, des non-dits autour de cette maladie, beaucoup d’affect aussi. Je voulais un enfant. Je voulais faire face, ne pas fuir, éclaircir la situation.

IMPRESSIONS 7

J’ai su que oui, j’étais positive.

J’ai su qu’en sachant on ne sait toujours pas, puisque :

Quand on sait, on ne sait pas à quel âge, on ne sait pas comment.

Savoir tout en sachant ne pas savoir.

Comment résister à ce savoir ? Comment transformer ce que l’on sait ?

Savoir sans savoir ou savoir en sachant que l’on sait sans savoir ? Quelle drôle de question ! Reprenons. Je sais que oui. Je sais, mais, sans savoir comment.

Finalement, savoir savoir sans savoir tout en sachant savoir. Oui c’est ça, savoir savoir, apprendre à savoir, et surtout en séchoir, voire en se laissant choir, voir même en se léchant la poire.

IMPRESSIONS 8

Les mots se tordent. Je pense à mon père. A ce qu’il devient. Je perds mon père. Est-ce vivre ? Est-ce vivre que de rester ainsi, comme un bébé ? Avec comme seul royaume sa chambre de maison de retraite. Une télé. Des aides-soignantes qui lui apportent de la nourriture molle, des bouillies, du mou.

IMPRESSIONS 9

La Maladie est un masque, d’abord un voile qui progressivement s’épaissit, se densifie pour se rigidifier jusqu’à saisir l’empreinte du corps dans son entier.

IMPRESSIONS 10

Quand j’ai su que j’étais prise, je vivais seule. Quand j’ai rencontré mon compagnon je lui ai raconté ce que je portais. Il a été touché, je dirais même que cela nous a rapproché. Il a une grande force de vie.

Nous avons eu envie d’un enfant. Me sachant porteuse, j’ai eu envie d’avoir cet enfant rapidement pour profiter de lui. Nous avons rencontré la généticienne pour lui parler de notre désir et connaître les possibles de notre situation.

Le fait d’avoir fait le test, me rend consciente de ce que je porte. Je voulais éviter de transmettre à un enfant la Maladie, qu’au moins, ma démarche de savoir lui serve. Mon compagnon a compris ce que je ressentais il a bien voulu partager avec moi cette aventure.

La généticienne nous a parlé de deux possibilités. Nous avons choisi de faire un diagnostic prénatal sur le foetus. Deux mois après avoir arrêté la pilule je suis tombée enceinte. Tout se passe rapidement, pour que le test ait lieu le plus tôt possible. J’ai fait une échographie, j’avais deux graines dans mon ventre, des faux jumeaux (aux codes génétiques différents !). Je n’avais jamais imaginé une chose pareille. Nous avons fait le diagnostic prénatal, l’un des deux était porteur. Nous avons choisi d’interrompre le développement du fœtus porteur, en le remerciant profondément. Cette situation est bien sûr étrange. Mais en même temps, le fait de donner la vie sans transmettre la Maladie était pour moi tellement important. C’est une sorte de pensée depuis les entrailles, les tripes. J’ai vu ma grand-mère puis mon père se transformer. Donner la vie sans cette Maladie c’est m’assurer que, pour les autres, toute cette histoire est FINIE.

Cela ferme une boucle

J’ai vu ma grand-mère

J’ai senti mon père

Je la porte

et l’emporte.

Charlotte


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