Aymeric

2 février 2017

Aymeric nous a envoyé « Histoire de mon test », son récit-journal spontanément, après avoir pris connaissance de nos travaux. Il a pris beaucoup de temps et de précaution pour l’écrire, afin de retracer l’infinie variation de ses hésitations et de ses sentiments à l’égard du test pré-symptomatique de la maladie de Huntington, tels qu’ils se déploient dans le temps. Ce faisant, ce texte est un témoignage extrêmement délicat, rare et précieux pour toutes celles et ceux concernées par cette situation, les usagers comme les praticiens. Merci Aymeric.


Histoire de mon test

J+2 semaines

Parano

Je suis très énervé.

Toute cette histoire de maladie génétique m’énerve. Il y a 2 semaines que ma mère m’a tout raconté. La maladie de mon père est génétique, j’ai une chance sur deux de l’avoir, le test. Elle n’a rien dit jusqu’avant pour nous protéger, mais tout le monde était au courant.

J’ai eu le sentiment étrange et vertigineux que je reçois un piano à queue en pleine figure.

J’ai 28 ans et j’avais pas prévu ça, j’avais d’autres projets, je pensais en avoir fini avec cette maladie 10 ans après la mort de mon père, eh bien non. C’est pas fini et cela ne fait que commencer.

Le test m’a paru comme une évidence, un geste automatique à faire. Je me suis jeté dessus sans vraiment y réfléchir. Je voulais absolument savoir et tout de suite.

En cas de mauvaise nouvelle, j’avais mon joker : dès les premiers signes, je mettrai fin à ma vie. Pour moi le suicide a fait partie dès le début de cette équation. Ça fait toujours une bonne porte de sortie. Ça me fera une vie plus courte que celle des autres, mais ça reste une bonne option. De toute façon, il n’y a rien à faire. On ne sait même pas quoi faire des malades, on les trimballe de service en service en attendant que leur cas s’aggrave. Vivre ? Oui ! Mais cette maladie, très peu pour moi, je ne veux pas vivre ça.

J’ai rendez-vous avec la généticienne. Elle me parle et ça n’est pas vraiment rassurant. Elle évoque le risque, la maladie, le « il n’y a aucun traitement », me conseille de n’en parler à personne, de me méfier, de garder ça pour moi.

On évoque quelques sujets et elle me dit aussi que je suis à risque et que je n’aurai pas le droit d’adopter. Devant mon étonnement, elle me répond d’un air un peu hautain que je risque d’avoir des problèmes de caractère, de devenir infirme et dément.

C’est violent cette phrase, je la prends en pleine figure.

Tout à coup, j’ai une intuition furtive : « ils tiennent une liste des personnes à risque, ça j’en suis sûr ».

Une autre pensée : il était aussi dément Papa ? Ah bon ? J’ai pas remarqué…

Je quitte son bureau pas vraiment rassuré et un peu terrassé par tout ce qu’elle vient de me dire, avec le sentiment désagréable de ne pas être considéré comme quelqu’un de normal. J’ai l’impression que ce test va être plus long et plus difficile que prévu et que cette foutue maladie est encore plus dure à vivre que je ne l’imaginais, alors même qu’elle n’a pas encore risqué de commencer. Je prends aussi une décision, celle de ne rien dire à personne à propos du test. Je serais obligé de révéler le résultat et ça, je n’en ai pas envie. Pas envie de compassion ou de regard en coin, j’ai trop connu ça avec mon père. Pas envie non plus de gâcher mon joker : quand on se suicide, on n’envoie pas un préavis avant. Je vais donc le faire tout seul, c’est mieux comme ça. Je n’aurai de compte à rendre à personne et je maîtriserai tout.

J+3 mois

Grain de sable

C’est le second rendez-vous, mais avec la psy cette fois.

Elle me parle d’une de ses patientes qui a souhaité ne pas faire le test et donc de ne pas savoir. Ça fait 10 ans qu’elle vit comme ça. Elle me demande ce que j’en pense.

  • C’est une vie de merde !

C’est un peu cinglant, mais c’est sorti comme ça. Je n’avais jamais imaginé un seul instant qu’on puisse avoir envie de vivre ainsi. Pour moi cette situation de « doute » commençait déjà à me peser au bout de 3 mois alors vivre 10 ans comme ça, pour moi c’était le cauchemar.

Elle comprend que je suis un peu à cran, garde son calme et parle plus posément. Elle me fait comprendre que ce test est long, car il est fait pour qu’on puisse prendre son temps, qu’il faut que je prenne mon temps et qu’il y a des gens qui ne font jamais le test.

Elle prononce une phrase à laquelle je penserai pendant longtemps : « Tout acte médical doit avoir un bénéfice, quel est le bénéfice que vous allez tirer de ce test ? »

Elle me demande aussi ce que je ferais en cas de mauvais résultat. Je botte en touche sans lui parler de mon joker. J’ai bien fait. Elle me fait comprendre que le test est réservé à des gens qui n’ont pas d’idées suicidaires et que dans ce cas-là, ils les font patienter. Je comprends alors qu’il va falloir éviter d’être trop sincère avec elle. Dommage… Je suis un peu déçu. Je pensais naïvement qu’on pouvait nouer un lien de confiance avec un psy. Mais non, pas sur ce coup-là. Je vais la jouer hypocrite, la prendre pour une cruche et lui dire bêtement ce qu’elle a envie d’entendre mais tant pis c’est pour la bonne cause, ma cause.

J + 5 mois

Changement de programme.

Je suis allé voir l’assistante sociale il y a quelques semaines et je n’en ai rien retenu de particulier.

Ma colère d’il y a quelques mois s’est passée. Je remonte la pente, cela fait 5 mois que je sais tout et je vais bien. Cela me surprend, mais c’est une période plutôt sympa de ma vie où je m’amuse et où je rencontre des gens. J’ai envie de vivre et ce test me coupe les jambes, me ramène à une réalité à laquelle je n’ai pas envie de faire face pour l’instant.

Je me demande vraiment à quoi cela sert de savoir que l’on développera la maladie. À quoi ça sert de savoir ça ? Qu’on va finir comme ça ? C’est insupportable.

Je préfère encore ne rien savoir que savoir que je l’ai. Finalement, je préfère encore rester comme je suis.

Je repense à cette histoire de bénéfice que m’a racontée la psy.

C’est vrai que je n’ai rien à gagner dans cette histoire de test. Franchement, si je ne l’ai pas, ça ne changera rien, je suis célibataire, pas d’enfants. C’est si je l’ai que ça changera tout. Je n’ai donc rien à gagner dans cette histoire de test. De toute façon on n’a rien à gagner : soit on n’a rien, soit on perd tout.

Je repense à cette femme qui a cette « vie de merde » et maintenant je comprends ce que la psy a voulu me dire. Je comprends que ne pas savoir peut être un vrai choix et que cela ne m’empêche pas de vivre.

C’est dingue, mais je suis en train de changer d’avis sur ce test : le vrai risque n’est pas de vivre sans savoir, je le vis plutôt bien. Non, le vrai risque c’est de prendre la décision de savoir si on l’a ou pas. Là il n’y a pas de moyen de retourner en arrière.

C’est décidé, j’arrête tout avec l’hôpital.

J+2 ans

Maintenant, je le sais : pour faire ce test, il faut vraiment une bonne raison. Après des heures de réflexion, à peser le pour et le contre, j’en ai conclu qu’il faut être fou ou complètement inconscient pour le passer. Vous connaissez beaucoup de gens qui sont capables d’aller voir la mort, lui donner une grande tape sur l’épaule et lui dire les yeux dans les yeux : « Salut connasse, c’est avec moi que tu as rendez-vous ? »

On ne peut pas résoudre la question de faire ou pas le test en étant rationnel, c’est impossible puisque rationnellement on est perdant : soit on ne gagne rien, soit on perd tout.

J + 6 ans

Soyons fous

J’ai rencontré une fille et cela fait 3 ans que je suis avec elle. On est bien et je me verrais bien vivre encore avec elle le reste de ma vie. Seulement voilà, il y a cette fichue chance sur deux… Oui, mais j’ai une chance sur deux de pouvoir mener une vie normale avec elle et je n’ai pas l’intention de la laisser filer. Une chance sur deux ça n’est pas rien ! Je l’aime, c’est un sentiment complètement irrationnel et cela fait une excellente raison de faire ce test.

Je ne lui ai encore rien dit, mais je veux rester honnête avec elle : je lui annoncerai de toute façon le résultat.

Le prix à payer

J’ai décidé de savoir si je peux rester avec elle. Et si je l’ai, je partirai, je lui dirai que ça ne vaut pas le coup de rester avec moi, qu’il vaut mieux que l’on se quitte, que je n’ai pas envie de lui imposer cette longue et pénible maladie, que de toute façon c’est un tel tue-l’amour que ça nous séparera forcément. Et en ce qui concerne ma vie après elle, je n’en sais rien.

Le prix à payer pour savoir c’est être prêt à renoncer à cette vie, cet avenir et ces bonheurs. Être prêt à la perdre pour avoir une chance de la gagner. C’est un pari fou, mais ce serait vraiment dommage de ne pas le faire. Parce que dans ma configuration le deal du test est un peu moins injuste : si j’ai le gène, je perds tout, mais si je ne l’ai pas j’ai vraiment quelque chose à gagner.

Je rappelle l’hôpital pour reprendre le test.

Je me sens parfois un peu comme un condamné à mort qui a, peut être, une chance de s’en sortir. Une image résume très bien ce que je ressens : je monte sur l’échafaud, je pose ma tête sur le billot et j’attends. J’attends et j’attends encore. Le bourreau viendra ou pas, je n’en sais rien. J’attends et je sais que je vais attendre encore 3 mois comme ça.

J+6ans

La prise de sang

Je suis dans le cabinet de l’infirmière. Je flippe un peu. L’infirmière a dû le sentir et me sourit. C’est gentil, mais c’est un malentendu. Elle croit que je redoute la piqûre alors qu’en vérité c’est du test que j’ai peur.

Est-ce qu’elle sait vraiment ce qu’elle est en train de faire ? Sait-elle qu’elle est en train de tout faire sauf une banale prise de sang ? Sait-elle qu’elle est en train de faire un prélèvement pour un test Huntington ? Que je suis à un tournant de ma vie ?

Je regarde la petite fiole de sang et j’ai le cœur qui bat. J’ai la drôle d’impression qu’à partir de maintenant le cours de ma vie va radicalement changer dans une direction ou dans l’autre, que plus rien ne sera jamais comme avant. Je sens que je suis embarqué dans un truc vertigineux qui me dépasse totalement. Je me sens petit et vulnérable, à la merci d’une maladie imprévisible qui décidera à pile ou face de me frapper ou pas.

J+6 ans

La délivrance

« Vous êtes négatif, vous n’avez pas le gène »

Quand j’ai entendu le mot « négatif », j’ai eu un quart de seconde de montée d’adrénaline. J’ai senti mon cerveau paniquer. Négatif, ça veut dire quoi ? Ils peuvent pas avoir des formules un peu plus simples ? Puis le soulagement, je suis là devant la généticienne et une autre qui ne m’a pas été présentée. J’expire, je souffle, je me vide les poumons, je me frotte le visage, les coudes sur le bureau. « C’est super », « c’est génial », je n’ai pas beaucoup de vocabulaire…

Je sors et je prends mon téléphone, je vais appeler ma mère. Ça fait 20 ans qu’elle attend ce coup de fil et je vais lui offrir un des plus beaux cadeaux qu’on ne lui a jamais fait : je vais la délivrer. Avec juste quelques mots qui vont la rassurer pour le reste de sa vie.

J+6 ans

Rien de changé

15 jours ont passé depuis le résultat du test. Je suis content, mais pas fou de joie non plus. Je n’ai pas gagné au loto, j’ai juste gagné le droit de mener la vie que tout le monde vit, de payer mes impôts en râlant, de boire des coups en terrasse. Contrairement à ce que j’avais imaginé, le résultat n’a rien changé chez moi. Ça change les perspectives de vie bien sûr, mais c’est tout. Je pensais que ma vie allait bifurquer, mais avec le recul je pense que je me trompais, je poursuis ma vie comme je la vivais avant le test. Je me sens comme à l’époque où je voulais ne pas savoir, je suis resté le même.

J+14 ans

Épilogue

J’ai lu que je fais partie des 20% de gens à risque qui ont fait ce test.

20%, ça n’est vraiment pas beaucoup, mais je pense que si les autres ne le font pas, c’est simplement, car ils sont pétrifiés, comme je l’ai moi-même été. Je connais ce sentiment parce que je l’ai vécu moi aussi. On dit qu’on préfère ne pas savoir, mais en fait on flippe de savoir que l’on sera peut être porteur. C’est peut-être pour cela que les gens ne font pas le test.

Entendons-nous bien, il n’y a pas de courage ni de lâcheté dans cette histoire, car cette maladie a le pouvoir de renverser toutes les valeurs. Face au test, le courage peut se changer en inconscience et la lâcheté peut se changer en sagesse. Il y a des gens qui ont peur toute leur vie et qui font le test à 60 ans et qui découvrent qu’ils ne sont pas porteurs, il y en a qui le font à 20 ans et qui ne tomberont malades « que » 30 ans plus tard. Il y en a qui regrettent de l’avoir fait, il y en a qui regrettent de ne pas l’avoir fait, et il y en a qui sont heureux de leur choix.

Il y a aussi plusieurs étapes par lesquelles on passe et où on ne ressent pas les mêmes choses. Il n’y a pas de bon choix ou de mauvais choix. Il y a juste ce qu’on est prêt à supporter.

Mais ça n’est pas la seule raison

L’autre raison pour laquelle les gens ne font pas ce test, c’est le « une chance sur deux ». Une chance sur deux, c’est en même temps trop ou pas assez pour tenter le coup. Si on avait, allez, disons 1 chance sur 5 d’être non porteur, on aurait tous fait le test. Foutus pour foutus, on aurait tenté le coup, on n’aurait pas laissé filer cette chance. Si on avait une chance sur 5 d’être porteur, beaucoup de gens auraient aussi tenté le coup. Mais une chance sur 2, ça paralyse. Le risque est trop grand. C’est notre instinct de survie qui nous commande de ne pas y aller.

Aucun animal, si fort soit-il, ne prendra jamais le risque d’aller en taquiner un autre, même plus petit, avec une chance sur deux de se faire croquer.

Je ne sais pas ce qui pousse les gens à le faire. Moi, franchement les psys ont beau dire ce qu’ils veulent, je leur ai raconté ce qu’ils avaient envie d’entendre et dans tous les cas si j’avais été positif, je n’aurai pas été suffisamment « préparé ». Je ne sais même pas comment quelqu’un peut être prêt à recevoir une nouvelle pareille. Je pense vraiment qu’ils se surestiment. En revanche, chacun trouve au fond de lui la clef qui pourra l’aide à le passer. Pour moi, ça a été l’acceptation du renoncement. Comme si j’avais appliqué inconsciemment les 2 ou 3 choses que j’avais lues sur le bouddhisme. Ce test propose à la base un deal inéquitable et c’est à chacun de le rendre plus équitable par sa propre réflexion ou son parcours de vie. Une fois qu’on y est arrivé, on est prêt.

J’ai lu dans un livre de Matt Ridley, Génome, à propos de la MH, que si mes chromosomes étaient assez longs pour faire le tour de la Terre à l’Équateur, la différence entre porteur et non-porteur tiendrait à moins d’un pouce (2,54 cm) en trop. C’est un peu ce que je ressens parfois : j’ai l’impression que ma vie actuelle ne tient qu’à un minuscule fil, qu’à un truc incroyablement petit et quand j’y pense, mais j’y pense rarement, ça me fait vraiment flipper. J’ai l’impression que tout pourrait disparaître comme ça, en un claquement de doigts, ma femme, ma fille, mon appart, tout peut disparaître en un rien de temps parce que tout ce qui fait ma vie aujourd’hui ne tient qu’à cause d’un quart de millionième de millimètre, c’est à dire pratiquement rien. Le cours de ma vie a pu devenir ce qu’il est à cause d’un pratiquement rien.

Aymeric


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