Pérégrinations dansantes

Par Valerie Pihet3 novembre 2014

Moi, ma maladie, elle ne me fait pas perdre la tête, mais elle me fait danser, et j’en suis fier. Monsieur D.

DanseStGuy

L’énigme de la chorée de Huntington

La maladie de Huntington a longtemps été appelée « chorée de Huntington » parce qu’un des symptômes de la maladie consiste en l’expression de mouvements, en apparence aléatoires et incontrôlables. Dans certains pays, comme en Belgique, on l’appelle encore comme ça, même si dans la majorité des pays nous parlons aujourd’hui de la maladie de Huntington, d’une part car le symptôme choréique ne touche pas toutes les personnes malades, d’autre part car la MH ne peut pas se résumer à ce seul symptôme, bien qu’il soit perçu comme étant le plus spectaculaire.

Le mot chorée est dérivé du grec khoreia qui signifie « danse en chœur ». Il a été utilisé pour la première fois dans un sens médical au XVè siècle pour désigner plusieurs maladies infectieuses du système nerveux entrainant des mouvements anormaux, dont la maladie de Huntington. A l’époque on parlait de chorée ou de Danse de Saint Guy pour toutes les maladies comportant une expression choréique. L’expression Danse de Saint Guy correspond aujourd’hui à la chorée de Sydenham, mais il est encore fréquent que la maladie de Huntington y soit associée, ce qui contribue à expliquer la stigmatisation dont fait l’objet la maladie de Huntington encore aujourd’hui, une maladie effrayante.

La chorée est aujourd’hui définie par la World Federation of Neurology comme une succession de mouvements spontanés, excessifs, abrupts, imprévisibles et irréguliers. La chorée peut gagner tout le corps, y compris les muscles respiratoires ou laryngés et peut donc affecter la déglutition, la parole, la marche, ou bien l’équilibre. Le plus souvent, les malades en seraient inconscients (anosognosie).

Cette définition médicale nous a immédiatement parue très insatisfaisante car elle ferme les possibles et la pensée. Non seulement, une fois qu’on a dit ça, on n’a rien dit, mais en plus cela bloque toute envie de se saisir de l’énigme qui est pourtant bien posée par la chorée puisqu’elle est jusqu’à ce jour très peu, voire pas, explorée. C’est pourquoi nous avons décidé, avec plusieurs explorateurs, d’apprendre à faire sa connaissance.

Nous menons actuellement une grande enquête à Dingdingdong, intitulée « Composer avec Huntington. L’expérience de MH au soin de ses usagers ». Nous faisons le pari qu’il y a bien des savoirs à l’œuvre pour Huntington, au-delà de la définition purement médicale, mais qu’ils ne sont pas visibles, donc pas transmissibles pour le moment. Ce qui nous intéresse c’est de révéler ces savoirs expérientiels. Nous interrogeons pour ce faire aussi bien les associations, les aides soignants, le corps médical, que les usagers (malades, porteurs, proches).

Après deux ans de travail au sein de Dingdingdong et un an d’enquête, ce que nous pouvons dire de la chorée de Huntington, c’est qu’elle ne touche pas tous les malades, même si elle en touche une majorité ; qu’elle peut prendre des formes et des évolutions très variées selon les personnes ; qu’elle n’est ni stable, ni constante, mais qu’elle varie selon les émotions et les événements de la vie, et selon les moments de la maladie ; qu’elle peut dans certains cas être un signe de communication (stress, joie, apaisement etc) pour peu qu’on prenne la peine d’apprendre à décoder le langage du corps ; qu’elle peut être plus ou moins atténuée par la prise de médicaments (neuroleptiques), sachant que la majorité des malades prennent des médicaments ; enfin et surtout qu’on ne sait pas grand chose et qu’il y a tout à faire.

Nous avons aussi souvent entendu parler d’anosognosie, signifiant que les malades n’auraient pas conscience de leurs mouvements. La question nous semble plus complexe que ça. Il paraît fort probable que les personnes n’aient pas une conscience exacte de chaque mouvement, quand il se déclenche, comment, dans quelle direction etc., mais cela ne nous dit pas grand chose en réalité. Selon une psycho-motricienne que nous avons rencontrée pendant notre enquête, et qui explore elle aussi la chorée, il y a bien une conscience du corps, sur laquelle on ne s’appuie pas suffisamment, et son métier c’est de travailler avec la conscience que les patients ont aujourd’hui de leur corps.

C’est ce sur quoi travaillent également Julie Salgues et Philippe Chéhère qui co-animent l’atelier de danse, fondé en 2003, à la Pitié Salpêtrière, pour les personnes concernées par la MH. L’objectif est de trouver, selon leurs mots, à travers la danse, un espace d’apaisement visant à développer la conscience de son corps et d’expérimenter d’autres formes dans la façon de mouvoir son corps. Le parti pris est de travailler le mouvement par le mouvement, sans jamais oublier la question artistique. En ce sens les deux fondateurs insistent sur le fait qu’il s’agit bien d’un atelier de danse et non d’un atelier thérapeutique. Je suis cet atelier depuis plus d’un an et force est de constater que tout est à faire avec la chorée. Les personnes qui participent à l’atelier depuis des années ne cessent d’en vanter les mérites et de dire à quel point cela les aide. Ils se sentent plus à l’aise dans leur corps, apprennent à l’appréhender différemment et surtout à découvrir les infinies possibilités qu’il offre. Pour certains, les effets vont au-delà du corps et participent d’une amélioration des capacités de concentration ou d’une diminution des idées obsessionnelles. A ma connaissance, il s’agit également du seul endroit où des personnes concernées par la maladie, quelle que soit la phase dans laquelle ils se trouvent, peuvent se rencontrer sans craindre d’être effrayés par les autres. A partir du moment où tout est possible pour tout le monde, il n’y a vite plus de corps étranger.

C’est aussi grâce à cet atelier que j’ai rencontré Monsieur D., qui s’est rapidement avéré être une personne très importante dans notre recherche car lui-même était un grand explorateur et prenait la chorée, sa chorée, comme terrain d’expérimentations multiples. Monsieur D. avait la particularité d’être très choréique, d’autant plus qu’il refusait systématiquement de prendre le moindre médicament qui aurait pu atténuer ses mouvements. Il aimait danser et avait réussi à faire entrer pleinement sa chorée dans son univers, à composer et à danser avec elle, se laissant surprendre tous les jours. Si la chorée est seulement une succession de mouvements excessifs et imprévisibles, nous nous demandons encore comment Monsieur D. (et d’autres, nous le découvrirons rapidement) arrivait si bien à gérer la proximité avec les autres sans les heurter, à faire la vaisselle, à faire parfois du vélo etc. Monsieur D. prenait des heures pour faire la vaisselle parce que ses mouvements l’emmenaient souvent ailleurs, ou parce qu’il devait prendre des détours pour atteindre certains buts, comme ramasser un torchon par terre. Plutôt que de voir tout ça comme un handicap, Monsieur D. le voyait comme un enchantement. Et la vaisselle était faite ! Monsieur D. nous a quitté peu de temps après notre rencontre, emportant avec lui son énigme, mais non sans nous avoir ouvert des portes et fait découvrir quelques uns de ses petits trésors. Monsieur D. avait pris la chorée à bras le corps et de manière très radicale. Il ne représente certainement pas un modèle unique mais il a très clairement ouvert un monde de possibles pour tous ceux qui l’entouraient.

A Dingdingdong, il nous a permis de faire pousser quelques idées que nous continuons à mettre au travail. J’ai par exemple présenté une petite fabulation lors d’un séminaire à Bruxelles sur la narration spéculative, directement inspirée par Monsieur D. :

« Et si c’était mon mouvement qui savait pour moi quelque chose et que je le laissais faire ? Que je ne cherchais pas à le contrôler ou savoir à sa place ? J’apprendrais beaucoup de choses de lui/par lui, je m’amuserais ou m’énerverais sans doute beaucoup avec lui, car il faudra constamment négocier, mais je vais y gagner en surprises, en enchantement, et surtout en empowerment. Je vais pour prendre ma tasse de café mais mon mouvement amène ma main sur l’épaule d’une amie ; je fais la vaisselle mais mon mouvement me traine dans le couloir de mon appartement pour regarder une vieille photo de famille ; je veux prendre un CD mais j’attrape celui d’à côté ! Perte d’autonomie ou gain de liberté ? Je ne danse pas seule mais nous dansons à deux, l’effort est partagé, et c’est un soulagement ! »

Cette idée ne m’a jamais quittée, qu’il ne dansait pas seul, et j’aimais cette idée car je trouvais que sinon c’était trop lourd. Voilà typiquement une de nos obsessions dingdingdonguiennes. Quand on tient à une idée, une intuition, on la garde, on ne la lâche pas, même si on sait qu’elle ne tiendra pas forcément jusqu’au bout. On n’abandonne jamais trop vite, car s’il n’y a pas d’échos maintenant, il y en aura peut-être plus tard, justement parce qu’on la tient et qu’on la porte.

Une autre idée. Vinciane Despret, lors d’un séminaire récent à Lyon avec nos amis du centre Max Weber, a fait cette proposition très fertile : on a toujours l’impression que l’intentionnalité précède l’acte, or, on ne s’en rend pas compte, mais elle se définit souvent dans l’acte ; chez Monsieur D., ce qui est intéressant, c’est qu’il nous permet de rendre visible ce que nous ne voyons pas chez nous mêmes ; c’est un peu comme si en étant accélérées les choses étaient en fait ralenties et nous permettaient d’avoir une visibilité du ralentissement alors qu’on est dans un processus d’accélération. C’est un très beau paradoxe, car c’est dans l’accélération qu’un ralentissement devient possible, rendant perceptible que l’intention se crée dans l’acte. C’est toute la définition de la subjectivité qui peut se rejouer ici. Là encore, très belle proposition de Vinciane : pourquoi on ne parlerait pas d’appâts pour des intentions, en référence aux appâts pour des sentirs du philosophe Alfred Whitehead, repris par Isabelle Stengers et Didier Debaise. La tasse est un appât, mais un autre appât apparaît en chemin pour l’intention, qui va entraver sa route, et c’est ce nouvel appât qui va créer l’intention. Cela ouvre tout un champ de possibles : en quoi les choses elles-mêmes sont des appâts pour des intentions ? Quelles agentivités pour ces choses ?

Maladie de Huntington (MH), danse, et co-production de savoirs

Ces questions d’agentivité, d’accélérations pour ralentir, de perception de l’environnement qui crée des intentions, sont des questions, sans doute formulées différemment, souvent travaillées dans le champ de la danse, ce qui n’est pas très étonnant. Il semble évident de s’intéresser à la danse quand on travaille sur une maladie qui s’est longtemps appelée la chorée de Huntington, mais les articulations vont bien au-delà d’une simple association. Nous l’avons déjà vu avec l’atelier de Julie et Philippe à la Pitié Salpêtrière. Je vais développer rapidement quelques pistes exploratoires de recherche en cours au croisement de la danse et de la MH, nous intéressant à ce que l’un peut faire à l’autre, ce que l’un peut apprendre à l’autre.

Portraits chorégraphiques

Les chorées diffèrent d’une personne à l’autre, ou plutôt, l’organisation motrice de la chorée va se développer de manière spécifique pour chaque personne, comme nous le précise la psychomotricienne rencontrée pendant notre enquête. A Dingdingdong, on aime à penser que chaque personne aurait son style de chorée, son « pas de danse » d’une certaine manière, car les chorées sont différentes mais les mondes et les imaginaires qu’elles engagent aussi sont différents. Je n’ai pas l’impression que cette idée fasse complètement écho pour le moment chez beaucoup de gens mais nous en faisons tout de même le pari – défi relevé par notre chorégraphe Anne Collod.

Anne s’intéresse dans son travail de création à la question de ce qui met en mouvement, notamment comment les collectifs nous mettent en mouvement – qu’est-ce que l’être ensemble dans la danse -, mais aussi comment les disparus, les êtres et les œuvres, nous mettent en mouvement. Elle a tout de suite été frappée par le « style » de Monsieur D., d’où son envie de travailler à une série de portraits chorégraphiques de personnes choréiques. Décider de faire cette série de portraits est un geste très fort, car considérer que chaque personne choréique a son propre pas de danse, c’est considérer que la chorée n’est plus tout à fait un symptôme mais bien une caractéristique singulière, qui ajoute à la personne, et non qui soustrait. De ce fait, inévitablement, cela contribue à modifier profondément l’image de la chorée de Huntington et donc de la maladie de Huntington.

Le projet consiste à réaliser des « portraits chorégraphiques » de personnes malades (en particulier celles dont les mouvements ne sont pas lissés par les médicaments), en situation de vie et d’action dans un environnement spécifique qu’elles auront choisi. Pour ce faire, elle filme une personne en situation, et, en ralentissant l’image, consigne les trajets et les dynamiques des mouvements propres à la personne sous forme de partition, grâce à la cinétographie Laban. La transcription par ce système d’écriture est envisagée comme une forme d’enquête et de description de l’expression choréique de la maladie, qui permettra la réalisation de « textes » se prêtant à l’interprétation, notamment dansée ; le danseur-interprète utilisera en particulier la lenteur comme mode privilégié d’accès à la conscience du mouvement et aux sensations et images qui peuvent y être associées. Il s’agira de trouver, à partir de ces explorations, d’autres outils d’analyse et de description du mouvement et la possibilité d’un nouveau type de dialogue avec les personnes malades.

Pour l’instant, elle travaille toujours sur le premier portrait, celui de Monsieur D., car il s’agit d’un travail long et méticuleux d’apprentissage. Pour consigner les mouvements, Anne doit les apprendre elle-même, explorer son corps différemment. En ça, Huntington fait bien quelque chose à la danse. Et la danse, le travail chorégraphique de Anne, fait également quelque chose à Huntington.

Modalités de perception et transmission

Je suis également depuis quelques années le travail de la chorégraphe Myriam Lefkowitz. Myriam a très vite délaissé la scène pour s’intéresser à des dispositifs d’exploration des géographies de notre corps, indissociables de nos capacités d’attention et de perception. Dans le champ de la danse elle s’est essentiellement formée auprès de Lisa Nelson, mais elle s’est également beaucoup intéressée à d’autres pratiques comme le shiatsu pour lequel elle s’est formée pendant quatre ans.

Dans ses recherches, elle questionne plus précisément la relation entre le mouvement et le regard, puis entre le mouvement, le regard et la main. Depuis 2009, son travail se concentre sur le projet Walk, hands, eyes (a city), une expérience perceptive qui travaille la relation entre la marche, la vision et le toucher, dans l’environnement urbain, mais aussi une enquête sur les modalités et les transformations de la perception. Il s’agit d’une balade d’une heure les yeux fermés avec Myriam, ou un des guides qu’elle forme, dans un espace urbain. Cette expérience est incroyablement forte et bouleverse complètement nos perceptions. Le plus souvent, c’est une expérience positive, car tout l’art de Myriam est de tisser très vite une relation de confiance, qui permet de déjouer la peur, qui ne disparaît pas forcément, mais qui peut laisser place à l’expérience.

J’en suis au tout début de mes échanges avec elle sur ce sujet mais nous avons très vite trouvé de nombreuses résonances entre les questions qu’elle travaille et ce que nous apprenons de la chorée de Huntington.

Voici quelques pistes/intuitions pour le moment, qui certainement se modifieront au fur et à mesure de l’initiation de Myriam à la chorée :

• il existe beaucoup d’échos entre ce que décrit la psychomotricienne de sa pratique avec les huntingtoniens, et ce que décrit Myriam de sa pratique avec la balade des yeux : être à l’endroit où l’autre n’est pas (aller vers le bas du corps si la personne est en haut, rappeler les pieds quand la personne décolle, etc.) ; négocier une relation de confiance ; déjouer les peurs ; mesurer la bonne distance ; mettre à l’épreuve les perceptions de son propre corps en interaction avec l’extérieur ; ou encore être garant d’un espace, d’un volume, pour permettre l’expérience. Il y a forcément quelque chose à expérimenter, qui pourrait rejoindre et compléter le travail de la psycho-motricienne, Myriam ne s’intéressant pas qu’à la motricité du corps mais également à ce qu’il engage d’imaginaire.

• travailler avec elle la question de la transmission par l’échauffement, comme une manière de déjouer la tendance à réduire les expériences en « bonnes pratiques » ; quand elle transmet sa pratique de « balade » à d’autres personnes pour qu’ils puissent être guide à leur tour, elle ne leur dicte certainement pas des gestes ou des actes, mais elle a mis en place un travail d’échauffement, de préparation, qui leur permet ensuite de créer l’espace de la balade à leur façon.

• inventer un dispositif pour les personnes touchées par la MH qui permette d’exprimer/révéler les imaginaires/les mondes qui sous-tendent l’expérience de la maladie. Myriam peut peut-être proposer des voies complémentaires à celles d’Anne Collod sur cette voie-là.

• travailler sur la question de l’agentivité des choses, des appâts pour des intentions pour suivre la proposition de Vinciane Despret, car Myriam travaille beaucoup avec le concept, assez proche, d’affordance (capacité d’un objet à suggérer sa propre utilisation), et toute sa pratique déjoue la question de la subjectivité.

Je finis donc sur ces possibles enthousiasmants et, il me semble, prometteurs pour la communauté huntingtonienne et au-delà.


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